Correspondance 1812-1876, 4/1858/CDXXII

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CDXXII

AU MÊME


Nohant, 15 janvier 1858.

J’ai oublié hier de te raconter le plus bel incident de notre voyage. Où étais-tu pour consigner cette scène dans nos archives de la charge ? Ça n’est pas drôle à raconter, et c’était si drôle à voir, que j’en ris encore en me le rappelant. Figure-toi qu’en sortant de Cluis, Sylvain veut allonger un coup de fouet à un gros cochon qui se trouvait sur le chemin ; la mèche du fouet s’enroule et se noue à la queue du cochon, qui veut se sauver en faisant coin coin ! Sylvain tire, le cochon tire de son côté.

Pendant un instant, le cochon suspendu, le cul en l’air, semble devoir suivre la voiture ; mais il est le plus fort, Sylvain est obligé de lâcher prise : le cochon effaré s’enfuit, emportant le fouet. Nous voilà obligés de courir après. Le cochon se sauve jusqu’au fond de sa porcherie. La femme à qui il appartient court après, nous faisant des excuses et des remerciements, on ne sait pas pourquoi. Le fouet était si bien noué, que la femme, ne voulant pas le casser, tirait et dévissait la queue de son cochon, en disant d’un air pénétré : « V’là une chose émaginante ! » Sylvain, sur son siège, tout penaud et humilié, je crois, de mon fou rire, jurait tous les nom de Dieu de son vocabulaire. Au bord du chemin, un grand paysan sec, pâle, grave, malade, je pense, disait dans une attitude de philosophe en méditation : « V’là une chose qu’on voit pas souvent ! »

Et les femmes, sur leur porte, répétaient en chœur, d’un air ébahi : « C’est-il émaginant, c’te chouse-là ! ça s’est jamais vu ! j’compte qu’on zen verra pus jamais ! » C’est pour te dire aussi qu’avec la grande voiture et les deux chevaux jusqu’à Cluis, où Henri, envoyé de la veille, nous attend avec la petite voiture et la jument camuse, on peut faire la route assez vite et sans avoir très froid. Nous avions donné rendez-vous à Sylvain pour venir nous attendre à Cluis, au retour. Ne crois donc pas que je ne me dorlote pas, malgré mes escapades. C’est tout de même gentil, d’avoir été sur la pointe du Capucin le 12 janvier. Il nous reste à voir ça dans les grandes eaux, ce doit être très beau aussi. Je t’ai bien regretté. Il y avait dans le brouillard des choses superbes, qu’on ne peut pas expliquer et qu’il faut voir soi-même. C’était drôle aussi de voir les enfants, les chiens et les chèvres traverser la Creuse gelée dans les endroits les plus profonds qui résistent au dégel, pendant qu’à deux pas de là, elle bouillonne sur les écluses pour passer ensuite sous ces glaces. Comme elle passe aussi un peu dessus, les figures ont leur reflet très net dans cette petite couche d’eau étendue sur la glace, et on croirait que tout cela marche sur l’eau. Ces traversées d’enfants et de troupeaux au milieu du dégel n’en sont pas moins dangereuses et assez effrayantes à voir. Les chiens n’y font pas attention. Les petits moutards frappent la glace à coups de sabot par bravade quand on les regarde. Les chèvres, arrivées au milieu du courant, sont prises de frayeur et ne veulent ni avancer ni reculer. Les moindres bruits, dans le brouillard du ravin et sur la Creuse prise, ont une sonorité incroyable ; d’une demi-lieue, on entend distinctement une parole, ou un claquement de fouet.