Correspondance 1812-1876, 4/1863/DXXXI

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DXXXI

À M. LEBLOIS, PASTEUR, À STRASBOURG


Nohant, 3 août 1863.


Monsieur,

Vos excellents discours nous ont beaucoup frappés, mon fils, ma belle-fille et moi, et je vais tout de suite et sans préambule répondre à votre bonne lettre en vous parlant à cœur ouvert.

Mon fils s’est marié civilement l’année dernière. D’accord avec sa femme, son beau-père et moi, il n’a pas fait consacrer religieusement son mariage. L’Église catholique, dans laquelle nous sommes nés, professe des dogmes et les corrobore de doctrines antisociales et antihumaines qu’il nous est impossible d’admettre. Un cher petit garçon est né de cette union, il y a quinze jours. Depuis que sa mère l’a conçu et porté dans son sein, nous nous sommes demandé tous les trois s’il serait élevé dans les vagues aspirations religieuses qui peuvent suffire à l’âge de raison (à la condition de chercher la vérité dans des conceptions mieux définies), ou si nous essayerions, dans le but de le préparer à devenir un homme complet, de le rattacher à une foi idéaliste, sentimentale, et rationnelle. Mais où trouver cette foi assez formulée de nos jours pour être mise à la portée d’un enfant ?

Nous songions au protestantisme, uniquement parce qu’il est une protestation contre le joug romain ; mais cela était loin de nous satisfaire. Deux dogmes, l’un odieux, l’autre inadmissible, la divinité de Jésus-Christ et la croyance au diable et à l’enfer, nous faisaient reculer devant un progrès religieux qui n’avait pas encore eu la franchise ou le courage de rejeter ces croyances.

Vos sermons nous délivrent de ce scrupule, et mon fils, voulant que son mariage et la naissance de son fils soient religieusement consacrés, je n’ai plus d’objections à lui faire contre deux sacrements qui attacheraient son union et sa paternité à votre communion.

Mais, avant de me rendre entièrement, j’ai recours à votre loyauté avec une absolue confiance, et je vous adresse une question. Faites-vous encore partie de la communion intellectuelle de la Réforme ? Persécuté et renié probablement par l’anglicanisme, par le méthodisme, par une très grande partie des diverses Églises, pouvez-vous dire que vous appartenez à une notable partie des esprits éclairés du protestantisme ? Si, à peu près seul, vous avez levé un étendard de révolte, l’enfant que nous mettrions sous l’égide de vos idées ne serait-il pas renié et réprouvé chez les protestants, en dépit de son baptême parmi eux ? On peut s’aventurer pour soi-même dans les luttes du monde philosophique et religieux ; mais, quand on s’occupe de l’avenir d’un enfant, d’un être né avec le droit sacré de la liberté, qui, dès que sa raison s’entr’ouvre, a besoin de conseils et de direction, on doit non seulement chercher la meilleure méthode à lui offrir, mais encore préparer à sa vie un milieu moral, une solidarité, un foyer de fraternité, et quelque chose encore ! une rationalité religieuse, si je puis ainsi dire, un drapeau ayant quelque autorité dans le monde. Il ne faut pas, ce me semble, que l’adolescent puisse dire à son père catholique : « Vous m’avez lié à un joug de mort ! » ni à son père protestant : « Vous m’avez isolé au sein de la liberté d’examen, vous m’avez enfermé dans une petite Église, sans appui, et me voilà déjà dans la lutte quand j’ai à peine compris pourquoi j’y suis ! »

Dans les deux cas, cet enfant pourrait ajouter : « Mieux valait ne me lier à rien et m’élever selon votre inspiration dans l’absolue liberté où vous viviez vous-même. »

Mon fils et sa femme feront, en tout cas, ce qu’ils voudront, sans qu’aucun nuage entre nous résulte jamais d’une dissidence qui n’est même pas formulée encore ; mais, ayant à donner ou à réserver mon opinion un jour ou l’autre, je vous demande, à vous, monsieur, la réponse à mon incertitude, qui vous sera dictée par votre conscience.

Je ne connais pas le monde protestant. On me parle d’une Église tout à fait nouvelle, ayant de l’avenir et faisant de nombreux prosélytes en Italie particulièrement. Je vois, d’après ce que l’on me dit, que cette Église part de vos principes et qu’il y a par le monde un souffle de liberté religieuse qui unit un certain nombre d’esprits sérieux. Je voudrais savoir si notre enfant aura dans la vie une véritable famille à laquelle il n’aura peut-être jamais ni le désir ni l’occasion de s’identifier, — car il faut prévoir l’âge où il ne voudrait suivre aucun culte, et là s’arrêtera aussi l’autorité de la famille naturelle, — mais de laquelle il pourrait dire avec fierté qu’il a été l’élève et le citoyen. Nos petites Églises détachées du catholicisme, comme celle de l’abbé Châtel, par exemple, ont toujours eu un caractère mesquin ou impuissant. Celle que vous proclamez se rattache à une conception large du christianisme et ne présente pas ces pauvretés. Mais où est-elle, cette Église ? Est-elle maudite par l’intolérance protestante ? Lui refuse-t-on son titre religieux ? Se rattache-t-elle à des nuances qui l’aident à se constituer comme une communauté importante offrant un ensemble de vues, d’aspirations et d’efforts ?

Pardonnez-moi mon griffonnage, je ne sais pas recopier et j’aime mieux vous envoyer ma première impression illisible et informe. Vous me comprendrez par le cœur, qui sait tout déchiffrer.

Je vous demande le secret jusqu’à ce que nous ayons vidé la question, et vous prie de croire, monsieur, quelle qu’en soit l’issue, à mes sentiments de fraternité véritable et profonde.

GEORGE SAND.