Correspondance 1812-1876, 6/1874/CMXVI

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 319-320).


CMXVI

À M. CHARLES-EDMOND, À PARIS


Nohant, 4 octobre 1874.


Tout Nohant va bien, sauf des rhumes qui finissent et recommencent avec les variations folles de l’atmosphère. On se réjouit de vous savoir revenu sain et sauf de vos voyages. Maurice aussi est revenu en bon état de ses ascensions, où le vent a failli l’emporter. Nous voilà tout seuls, car le seul de mes grands petits-neveux qui nous fût resté au pays, s’en va substitut à Châteauroux. C’est tout près, mais c’est tout de même une séparation ; car sa mère le suit et sa faible santé ne nous permettra pas de la voir bien souvent. Il nous reste nos filles. C’est quelque chose, direz-vous, ah ! oui certes, et, chaque jour, elles nous donnent plus de joie et de bonheur. Le travail aussi va son train et l’ennemi ne peut pas entrer chez nous ; mais le cœur se casse un peu chaque fois qu’on donne la volée à un de ces enfants qu’on a si longtemps couvés. Vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ? pour nous rendre un peu de compensation.

Vous me parlerez de ma chère Venise, que je ne reverrai plus, car je la verrais autre. Elle est libre et doit ressembler à d’autres villes. Jadis c’était un monde à part, à nul autre pareil, une ville du passé, avec des regrets formulés dans tous les cœurs et dans toutes les bouches, un repos de mort avec des voix invisibles qui chantaient, la nuit, les splendeurs d’un autre âge. En somme, avec des guides et des compagnons comme ceux que vous aviez, vous avez vu aussi bien qu’on peut voir, et je vous envie.

À présent, vous remettez-vous à la pioche ? avez-vous retrouvé votre jardin refleuri par les pluies et Loulou grandie et fortifiée comme vos rosiers ? Le vieux Nohant l’attend toujours avec sa mère adoptive, cette chère petite plante. Nos filles lui seront maternelles aussi, vous verrez.

À vous de cœur, cher ami, moi et les miens.

G. SAND.