Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 13 septembre 1645

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- Descartes à Élisabeth - Egmond, 1er septembre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 15 septembre 1645


Monsieur Descartes,

Si ma conscience demeurait satisfaite des prétextes que vous donnez à mon ignorance, comme des remèdes, je lui aurais beaucoup d'obligation, et serais exempte du repentir d'avoir si mal employé le temps auquel j'ai joui de l'usage de la raison, qui m'a été d'autant plus long qu'à d'autres de mon âge, que ma naissance et ma fortune me forcèrent d'employer mon jugement de meilleure heure, pour la conduite d'une vie assez pénible et libre des prospérités qui me pouvaient empêcher de songer à moi, comme de la sujétion qui m'obligerait à m'en fier à la prudence d'une gouvernante.

Ce ne sont pas, toutefois, ces prospérités, ni les flatteries qui les accompagnent, que je crois absolument capables d'ôter la fortitude d'esprit aux âmes bien nées, et les empêcher de recevoir le changement de fortune en philosophe. Mais je me persuade que la multitude d'accidents qui surprennent les personnes gouvernant le public, sans leur donner le temps d'examiner l'expédient le plus utile, les porte souvent (quelque vertueux qu'ils soient) à faire des actions qui causent après le repentir, que vous dites être un des principaux obstacles de la béatitude. Il est vrai qu'une habitude d'estimer les biens selon qu'ils peuvent contribuer au contentement, de mesurer ce contentement selon les perfections qui font naître les plaisirs, et de juger sans passion de ces perfections et de ces plaisirs, les garantira de quantité de fautes. Mais, pour estimer ainsi les biens, il faut les connaître parfaitement ; et pour connaître tous ceux dont on est contraint de faire choix dans une vie active, il faudrait posséder une science infinie. Vous direz qu'on ne laisse pas d'être satisfait, quand la conscience témoigne qu'on s'est servi de toutes les précautions possibles. Mais cela n'arrive jamais, lorsqu'on ne trouve point son compte. Car on se ravise toujours de choses qui restaient à considérer. Pour mesurer le contentement selon la perfection qui le cause, il faudrait voir clairement la valeur de chacune, si celles qui ne servent qu'à nous, ou celles qui nous rendent encore utiles aux autres, sont préférables. Ceux-ci semblent être estimés avec excès d'une humeur qui se tourmente pour autrui, et ceux-là, de celui qui ne vit que pour soi-même. Et néanmoins chacun d'eux appuie son inclination de raisons assez fortes pour la faire continuer toute sa vie. Il est ainsi des autres perfections du corps et de l'esprit, qu'un sentiment tacite fait approuver à la raison, qui ne se doit appeler passion, parce qu'il est né avec nous. Dites-moi donc, s'il vous plaît, jusqu'où il le faut suivre (étant un don de nature), et comment le corriger.

Je vous voudrais encore voir définir les passions, pour les bien connaître ; car ceux qui les nomment perturbations de l'âme, me persuaderaient que leur force ne consiste qu'à éblouir et soumettre la raison, si l'expérience ne me montrait qu'il y en a qui nous portent aux actions raisonnables. Mais je m'assure que vous m'y donnerez plus de lumière, quand vous expliquerez comment la force des passions les rend d'autant plus utiles, lorsqu'elles sont sujettes à la raison. Je recevrai cette faveur à Risuyck, où nous allons demeurer, jusqu'à ce que cette maison ici soit nettoyée, en celle du prince d'Orange ; mais vous n'avez point besoin de changer pour cela l'adresse de vos lettres à

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.