Correspondance d’une marquise sous la Régence

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Correspondance d’une marquise sous la Régence
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 97 (p. 182-203).
UNE MARQUISE
SOUS LA REGENCE
CORRESPONDANCE MANUSCRITE DE 1704 A 1725

Lettres politiques et autres écrites par divers personnages à la marquise de La Cour de Balleroy (1704-1725). — Manuscrits de la Bibliothèque Mazarino, 8 vol. N° 2.791.

Paris, dans le cours agité de son histoire, a perdu plus d’une fois le privilège d’abriter le gouvernement et d’avoir pour hôte le chef de l’état ; mais les variations politiques ne lui ont jamais enlevé sa puissance de séduction ni ce rayonnement de l’esprit qui est la forme libérale de sa souveraineté. Il serait intéressant de rechercher comment cet empire inamovible, cette magie de l’exemple éclatant et de l’influence victorieuse agissait au loin sur les imaginations à une époque où la chaleur du foyer parisien, interceptée par mille obstacles, gagnait si difficilement la province. Le comte de Montlosier, au début de ses mémoires, a essayé de peindre l’immobilité de l’ancienne France et les relations laborieuses du centre avec les extrémités. Deux traits se détachent du tableau qu’il a tracé : une gazette fort sèche venant de Paris tous les huit jours, un coche à moitié vide partant de la province une fois par semaine, voilà ce qui représente jusqu’à la fin du règne de Louis XV le mouvement des intelligences, la circulation des personnes, l’activité des affaires. Eh bien ! il y avait même alors, au fond des contrées les moins vivantes, parmi ces populations sédentaires, nombre de curieux et d’impatiens qui ne se résignaient ni à cette langueur chronique ni à cette ignorance : Parisiens émigrés, exilés politiques, provinciaux épris de l’inconnu, illustrations de la cour passagèrement dispersées et obscurcies, beautés de haut parage et talens du tiers-état avides de se produire, tous réunis dans un sentiment de regret ou d’espérance, s’empressaient à recueillir les bruits et les récits qui leur parlaient de la grande ville.

Pour donner quelque satisfaction aux amis lointains de sa gloire, Paris, dont le génie inventif ne dort jamais, imagina, vers le temps du cardinal de Fleury, d’envoyer hors barrières, en feuilles manuscrites, les nouvelles à la main qui circulaient dans ses cafés. Plusieurs recueils de ces journaux primitifs existent à la Bibliothèque nationale, et tout le monde sait qu’une copie du fameux registre de Mme Doublet, expédiée chaque samedi par le valet de chambre secrétaire, allait trouver aux quatre coins du royaume une clientèle assurée de souscripteurs ; mais avant cette innovation, premier essor d’une liberté qui pressentait l’avenir, lorsqu’un régime ombrageux fermait l’espace aux feuilles volantes, que devenait dans cette détresse la curiosité des admirateurs de Paris, réduite aux faibles ressources de la correspondance privée ? L’exemple suivant nous montrera comment une persévérance ingénieuse réussissait à féconder les moyens d’information les plus stériles, par quels miracles de volonté on pouvait multiplier, renouer sans cesse les liens délicats qui rattachaient les absens à la mère-patrie. Que sont en effet ces lettres inédites dont le recueil, connu à peine de quelques érudits, va nous occuper ? Un essai de correspondance régulière entre une Parisienne, qui s’ennuie en province, et ses nombreux amis, qui s’amusent à Paris, — essai languissant d’abord, pendant les dernières années de Louis XIV, soutenu bientôt par un zèle réciproque au moment où Paris, délivré de la vieillesse d’un maître, se rajeunit et se transfigure dans la crise d’une régence presque révolutionnaire. Quel déplaisir d’avoir dit adieu à cette ville plus que jamais incomparable, qui sort d’une longue servitude avec la fièvre de toutes les libertés, avec l’audace et le prestige de tous les scandales ! Si l’on pouvait du moins en ressaisir l’image et se ranimer à l’ardeur de son vivant esprit !

Avant de pénétrer dans l’élégante familiarité de ce commerce mêlé d’épanchemens intimes et d’informations historiques, causerie où se révèlent les secrets du foyer, les intrigues du monde et parfois même les mystères de l’état, faisons connaître la personne distinguée à laquelle s’adressèrent pendant vingt ans des témoignages d’amitié qui, rangés par ordre, forment aujourd’hui huit volumes manuscrits. Cette gracieuse jeune fille, née sur les bords de la Seine, transplantée dans sa fleur en pays bas-normand pour y épouser un marquis plaideur et campagnard, a su intéresser à sa solitude une élite de correspondans où se rassemblaient les contrastes les plus marqués de l’âge, de la situation et du caractère. Il y avait parmi eux des hommes politiques, personnages de la vieille et de la nouvelle cour, des abbés mondains, des jeunes gens à l’humeur satirique, spectateurs joyeux ou chagrins de la tragi-comédie qui se jouait alors : en dépit de cette diversité d’humeur et d’opinions, ils se sont accordés à regretter l’exilée, à la consoler, à la distraire ; pour elle ont couru sur ces pages que le temps a jaunies les plumes mordantes et les crayons moqueurs, — la marquise de province a séduit Paris comme Paris la séduisait elle-même. Évoquons le souvenir de la brillante société dont elle était l’âme et l’entretien malgré l’absence, faisons revivre autour d’elle les conteurs dévoués qui lui prouvaient leur attachement par leur fidélité à médire ; en écrivant ces feuilles éparses, devenues les archives d’une femme de goût qui aimait à relire, ils ont enrichi de nouveaux mémoires la liste déjà longue des indiscrétions de la régence.


I

La marquise de La Cour de Balleroy était une Caumartin. Elle avait pour frères trois hommes d’un rare mérite, à qui ne manquaient ni les qualités aimables ni cette illustration particulière que donnent les suffrages de la bonne compagnie, et que l’histoire anecdotique sauve de l’oubli. L’aîné, Caumartin de Saint-Ange, élevé par Fléchier, loué par Boileau et Jean-Baptiste Rousseau, est le plus connu des trois ; en 1691, membre de la commission des grands-jours à Angoulême, il tira de l’oisiveté provinciale la forte race des d’Argenson, et, l’unissant à sa famille, il l’établit à Paris dans les emplois politiques ; en 1717, il recueillit à Saint-Ange Voltaire, échappé de son exil de Sully, et lui inspira, avec l’amour d’Henri IV, l’idée de la Henriade. Conseiller d’état, intendant des finances, fort apprécié de Pontchartrain, son parent, il joignait à des talens supérieurs une intégrité que Saint-Simon lui-même a reconnue ; avec cela, une politesse parfaite, et, par-dessus ce fond solide et vertueux, l’extérieur le plus imposant. On le citait pour l’agrément de sa conversation et pour la noblesse de ses manières dans un temps qui avait porté si loin la perfection des bienséances délicates et la majesté des apparences ; mais le trait original était chez lui une vaste mémoire, nourrie d’expérience et d’étude, d’où s’épanchait un savoir inépuisable relevé de l’esprit le plus fin. Son frère, Caumartin de Boissy, intendant du commerce, a laissé un nom moins célèbre qui s’est comme éclipsé dans l’éclat du précédent ; les nombreuses lettres de lui que contient la correspondance de la marquise montrent qu’il était digne de son aîné par les saillies d’une imagination piquante et par un caractère de supériorité aisée dont son langage est le reflet. On peut voir en lui un exemple de ce que les traditions du grand monde sous Louis XIV ajoutaient à la distinction des plus heureuses natures. Venait ensuite l’évêque de Blois, l’un des quarante de l’Académie française, celui qui, académicien à vingt-six ans, recevant un jour, comme directeur, l’évêque de Noyon, un Clermont-Tonnerre, persifla si habilement devant un auditoire complice l’illustre fatuité du récipiendaire que la raillerie échappa au prélat moqué, tant cette verve de belle humeur et cette malice caustique, tempérées par les grâces du style, étaient chez les Caumartin un don de naissance et le génie familier de la maison.

Le crédit, la considération, se trouvaient au plus haut point dans une parenté si honorable, sans parler de la qualité, qui égalait tout le reste, puisque la noblesse des Caumartin remontait au-delà de 1400 ; en un si bon lieu, une seule chose était médiocre, la fortune. Cette puissante famille, se développant avec l’ampleur des anciennes races, s’était appauvrie par sa fécondité même ; elle ne comptait pas moins de dix enfans, cinq garçons et cinq filles, à la fin du XVIIe siècle ; de là des difficultés d’établissement, et, pour les moins favorisés, bien des hasards dans la destinée. « J’ai trois filles de dix-huit à vingt ans, écrivait Mme de Caumartin en 1692 à son parent, M. de Choisy, qui habitait alors Balleroy ; dites bien à votre ami M. de La Cour qu’il y en aura pour tout le monde. » L’aînée de ces trois filles, dont la mère faisait si galamment les honneurs aux prétendans, Marguerite de Caumartin, née en 1672, épousa le lieutenant de police d’Argenson en 1693. « Quand mon père et ma mère se sont mariés, a écrit plus tard le marquis d’Argenson dans ses mémoires, on leur disait que c’était la faim qui épousait la soif ; ma mère apporta 30,000 écus à mon père, qui alors n’avait rien. » On avait agréé pour l’aînée un homme de province, fraîchement débarqué à Paris, sans fortune, mais de grand avenir ; les mêmes raisons firent accepter pour la cadette, Charlotte-Emilie, un autre provincial dont la fortune surpassait de beaucoup le mérite : c’était La Cour, seigneur de Balleroy, homme de petite noblesse et d’esprit médiocre ; « il avait du bien, dit Saint-Simon, et il prit pour rien une sœur de Caumartin. » Le mariage eut lieu le 8 mars de cette même année 1693 ; voilà comment Charlotte-Emilie à dix-neuf ans quitta Paris pour aller s’ensevelir près de Bayeux dans un marquisat. Encore ce marquisat, constitué seulement par lettres-patentes de 1704, fut-il acheté sans aucun doute à beaux deniers comptans. Elle y passa tristement sa vie, loin des plaisirs élégans et des succès flatteurs, réduite à faire venir de Paris les distractions d’une causerie écrite, tandis que sa sœur, femme et mère de ministres, avait tabouret chez le roi ; ce qui montre bien, selon la remarque du philosophe d’Argenson, que dans ces combinaisons de la prudence domestique l’avantage réel n’est pas toujours du. côté où l’on croit d’abord l’apercevoir, et que, même sous l’ancien régime, c’était un. calcul sage de tenir grand compte du mérite personnel.

L’ironie du sort, condamnait à l’obscurité celle des deux sœurs qui précisément semblait destinée par la nature à briller dans le monde. La marquise de La Cour avait le goût comme le talent de plaire ; dans cet art par excellence, la première de toutes les vocations, c’est la beauté. Les lettres de ses frères nous parlent de « sa jolie figure, » — et les frères en pareil sujet ne sont pas les plus suspects de flatterie ; — elle conserva longtemps dans l’oisiveté de la retraite l’éclat de ces inutiles attraits. Nous voyons en 1718 un de ses neveux déjà marié, le marquis d’Argenson, s’y montrer fort sensible, y faire même une trop libre allusion qu’elle s’était d’ailleurs attirée par une indiscrète curiosité. Bien que les lettres mêmes de la marquise, sauf quelques billets insignifians, aient disparu et que le principal personnage de la correspondance, soit muet pour nous, il n’est point téméraire de supposer que d’autres agrémens, d’un ordre plus élevé et d’un prix qui se fait estimer la plume à la main, accompagnaient et animaient chez elle les grâces de la figure ; une Caumartin ne pouvait être une personne ordinaire. L’esprit qu’elle inspirait à ses amis n’est-il pas un suffisant témoignage de celui qu’elle avait elle-même ? Cette correspondance, remplie de traits ingénieux et d’agréables récits, qui sont doublement un hommage à celle qu’ils veulent réjouir, ne nous prouve-t-elle pas le charme irrésistible et le durable ascendant de la marquise ? Caumartin de Boissy lui reprochait deux défauts, une écriture illisible et un style aigre-doux. « Vos beaux yeux, ma chère sœur, n’ont pas pitié des miens… Laissez-moi vous dire aussi que sur vos deux épaules vous portez une tête aimable, par l’esprit et par la figure, mais d’une humeur quelquefois un peu aigrelette. » À cette aigreur passagère, nuage léger, répandu par l’ennui sur un brillant naturel, s’alliait, sans une contradiction, trop forte, une vive dévotion. Le railleur Caumartin ne passait à la marquise aucune de ses vivacités, pas même son zèle tout nouveau de mère de l’église. « Je me recommande, lui écrivait-il, à vos saintes prières. Quand vous viendrez nous voir, de quel parti serez-vous sur la constitution ? N’allez pas déshonorer votre race par des sentimens indignes sur la grâce ; songez que nous avons toujours été pour saint Augustin, et ne vous jetez pas tout de go dans le pélagianisme., » Trop faible, remède contre le mal secret qui gâtait tous les bonheurs de cette existence monotone, la dévotion ne guérissait pas chez elle la nostalgie de Paris ; pour goûter le sommeil, la marquise en était réduite à prendre de l’opium. Était-ce aussi pour chasser l’ennui qu’elle faisait usage de tabac d’Espagne ? La belle Emilie prisait, si nous lisons bien ces lignes que lui adressait le marquis en voyage : « vous trouverez dans la cassette, que j’ai remise au messager de Bayeux les mémoires de Joli que M. de Caumartin m’a donnés pour vous et 2 livres de tabac d’Espagne, du meilleur que j’ai pu trouver. « Il faut nous la représenter durant les longues journées des saisons pluvieuses, dans ces pays baignés d’une éternelle humidité, sous les voiles épais et le gris implacable d’un ciel de Normandie, aussi morne que celui des Rochers de Mme de Sévigné. Là, du fond de sa prison brumeuse, appelant à son secours tous ceux qui lui gardent un souvenir et une affection, elle lève et recrute au loin, avec la plus souple ténacité, une légion, de joyeux défenseurs qui l’arracheront aux étreintes de son mortel ennemi : elle les rallie quand ils faiblissent, les remplace quand ils désertent. Rien ne l’arrête, et son désir est le plus fort ; elle a son journal enfin, qui, partant des points opposés du monde parisien, vient deux ou trois fois la semaine concourir à l’œuvre d’apaisement et de santé d’esprit où l’opium, le tabac d’Espagne et la dévotion ont pareillement échoué.

On peut diviser en trois catégories les correspondans de la marquise : il y a d’abord les parens, ce sont les plus nombreux et les plus sûrs. Quelle variété de relations, quelles ressources pour un commerce épistolaire dans une famille où la seule maison des Caumartin comptait jusqu’à sept mariages ! Cette parenté florissante, qui comprenait les d’Ormesson, les Breteuil, les Choisy, les de Tresmes, — et nous ne citons que les plus illustres, — se partage elle-même et se subdivise en deux groupes distincts, celui des jeunes et celui des vieux. A mesure que les générations croissent et se multiplient, la marquise attentive les saisit, les enrôle ; elle leur met aux mains la plume, au cœur le désir de lui plaire et la vocation de la chronique. Parmi ces jeunes recrues, au premier rang de ces pourvoyeurs de nouvelles figurent les deux futurs ministres de Louis XV, le comte et le marquis d’Argenson. Les simples amis, troupe volage, ne viennent qu’en seconde ligne ; ce sont les en-cas de la marquise, c’est la cohorte auxiliaire destinée à suppléer les défaillances des correspondans réguliers. Cet ensemble flottant de bonnes volontés et d’intelligences très inégales s’appuyait sur une réserve peu brillante, mais solide : comme un vigilant capitaine, prompt à resserrer le faisceau de ses forces et à prévenir d’irréparables déroutes, la marquise acceptait tous les concours, tirait parti des plus humbles fidélités ; elle avait organisé en sous-ordre un service de dépêches que lui expédiaient ses gens d’affaires, les commis des deux Caumartin, les valets de chambre de ses amis. A défaut des maîtres, elle prenait les laquais. C’est avec cette patience habile, avec un art infini, qu’elle a réussi à constituer une sorte d’agence volontaire et tout officieuse d’informations, qui pendant plus de dix ans lui tint lieu de grande et de petite presse.

Elle avait sous sa main une suprême ressource pour les mauvais jours, pour les époques de défection générale et de silence prolongé : nous voulons parler du marquis, dont les fréquentes missions à Paris nous sont révélées par la place considérable, qu’il occupe dans ce recueil. Quand les nouvelles ne venaient pas, le marquis allait aux nouvelles ; il était l’expédient des graves embarras, le courrier extraordinaire des situations désespérées. Ancien conseiller au parlement, ancien maître des requêtes, il conservait à Paris des amitiés, un pied-à-terre, et, malgré sa fortune, il y nourrissait des procès et des dettes. De là, mille raisons de voyager, mille prétextes d’absence que la marquise favorisait, bien loin de les combattre : non pas sans doute que le marquis fût de ces hommes dont Mme Du Deffand disait « qu’ils ont l’absence délicieuse, » mais à le voir s’établir à Paris pendant des mois entiers, y faire des saisons, allonger les délais et tramer les choses, il est clair que ce sont là des lenteurs autorisées, et que la marquise, dédommagée par la régularité de sa gazette, aime encore mieux en lui le correspondant que le mari. Froid, « mystérieux comme Dieu l’a fait » (disait Caumartin), plein de petites finesses et malices sournoises sous une enveloppe flegmatique, ce personnage assez peu élégant n’a cependant rien qui choque et déplaise : il nous repose du commerce des gens d’esprit et nous intéresse par le contraste. Les charges qu’il avait achetées et aussitôt revendues au temps de sa jeunesse ne lui ont pas enlevé les manières, le langage, les opinions de la province ; gêné auprès de ses beaux-frères, se défiant de leurs grands airs, de leurs démonstrations flatteuses, il porte dans les salons de Paris, avec le sentiment de son infériorité, le sans-façon de ses habitudes campagnardes : le marquis fait « un nœud à son mouchoir » pour rappeler ses souvenirs, il a une « eau, » élixir souverain, dont il prend chaque matin, qui le rajeunit, dit-il, qui l’empêche d’étouffer, et qu’il va offrant et vantant à tous ses amis. On se fera une idée de son style par cette ligne, prise au hasard : « je vis hier entre les mains de la princesse de Rohan une médaille du saint-père (Innocent XIII), qui est un des vilains mâtins que j’aie connus avec son grouïn de cochon. » Voilà l’homme, — au demeurant bon mari, et qui paraît avoir aimé sincèrement sa femme. Du moins lui écrit-il les lettres les plus tendres : « Je vous aime trop pour vous faire la moindre peine ; je suis sans reproche devant Dieu et devant les hommes… Je vous assure que je vous regarde comme toute ma consolation, et je crois que la petite indisposition que j’ai eue vient autant d’ennui d’être sans vous que d’autre chose ; mais le moyen de partir quand je croyais de jour en jour être jugé ? »

C’était une singulière existence que celle du marquis à Paris. Toujours en courses et en affaires, solliciteur au palais, au grand-conseil, querellant sa partie ou travaillant avec ses avocats, dont l’un était Barbier, l’auteur des Mémoires, sans compter les invitations à souper, formait autour de lui tout cela, un tourbillon où il perdait la tête, et qui pourtant ne lui déplaisait pas, car il y trouvait à exercer la subtilité tracassière de son esprit. Il a beau écrire : « Paris me pue bien ; à présent que la rivière est presque à sec et tous les puits taris, c’est une infection si grande que c’est miracle que la peste n’y soit pas encore. Je me croirai en paradis quand j’en serai hors, mes bottes sont graissées pour partir demain. » Un mois après il y est encore, il ne peut se dégager de ses « lanterneries ; » pour le rendre à la marquise, il faut l’enlever, le mettre en carrosse et le conduire jusqu’au premier relais. « Il s’amusera dix ans, si on le laisse faire, écrit Caumartin de Boissy à sa sœur, je vais l’embarquer, et, s’il le faut, je ne le quitterai qu’à Saint-Germain. » Glorieux de sa fortune, comme tous ceux qui n’ont pas d’autre gloire, le marquis craignait d’en diminuer l’apparence par des remboursemens ; il faisait des dettes pour se donner plus de surface et sembler plus riche. Tout à coup, dans la crise du système en 1720, ses créanciers, petits et grands, fondent sur lui, ayant à leur tête un Harpagon nommé Oursin : voilà notre campagnard entre leurs griffes, forcé de s’exécuter, vendant terres et maisons pour les satisfaire, et payant un peu cher sa sottise. Il en a la fièvre, l’idée du terrible Oursin ne le quitte plus, c’est son cauchemar : « Oursin est fort dur, je voudrais bien lui faire accepter les 26,000 francs qui nous restent ; je rêve à Oursin nuit et jour, et rien n’avance… Enfin j’ai obtenu mon arrêt contre Oursin, et j’espère en être quitte pour 40,000 livres. » Derrière la grosse créance non liquidée pullulent les dettes criardes. Le marquis doit à des lingères, à des mercières, il leur donne des à-comptes de 15 francs ; il doit un loyer de six années pour le pied-à-terre « étroit, sombre, humide, vraie maison à rhumatismes, » qu’il occupe rue Sainte-Avoye, près de l’hôtel Caumartin, au Marais : une couturière de la marquise lui apporte une note ancienne de 300 livres, la marchande de soie lui présente un billet non payé de 350 livres ; on croirait voir l’intérieur de l’un de ces faux ménages aristocratiques mis à la scène vers ce temps-là par Dancourt et Dufresny. Dans cette extrémité fâcheuse, le marquis aux abois roule des projets de réforme et d’économie, il veut réduire sa maison, il écrit de supprimer le rôti et le cuisinier. « Au temps où nous vivons, il n’y a plus de rôti sur aucune table. Songez que vous ne pouvez pas avoir un bon cuisinier pour moins de 300 livres par an ! » La France traversait une de ces époques d’abstinence où les folies de son gouvernement la mettent au pain sec. Quelques-unes de ces lettres ont été écrites par mégarde sur le brouillon d’un compte de dépenses ; notre marquis, paraît-il, ne lésinait pas envers lui-même, tout en prêchant l’avarice. Les seuls frais de son carrosse de louage s’élèvent chaque mois à 500 livres, dont voici le détail en aperçu : « une demi-journée de voiture 8 livres, une journée 11 livres, etc. » Son fils cadet, le chevalier de Balleroy, payait une chambre d’hôtel garni 10 sous par jour. Rien d’étonnant si la bourse du voyageur est ordinairement vide, et s’il crie famine par tous les courriers : « Envoyez-moi mon habit noir et quelques assiettes (quelques fonds), car je suis bien bas, on ne peut être plus has que je le suis, je reste actuellement avec cinq louis et trois écus. » L’argent arrive ; il ne se tient pas de joie : « Votre lettre de change est venue bien à propos, ma chère amie ; je vous embrasse un million de fois. Comptez que cet argent me ramènera à Balleroy. » Au plus fort de ses embarras, il lui meurt un créancier à fonds perdu ; tout naturellement un long soupir de satisfaction lui échappe : « Nous voilà donc soulagés de 1,000 écus de rente ; il me semble qu’il convient que nous lui fassions faire un service ! » Peu à peu la rigueur des temps s’adoucit, les difficultés s’aplanissent ; quitte de ses procès, converti à la saine méthode de payer ses dettes pour être vraiment riche, guéri même d’une légère apoplexie qui l’a frappé dans les rues de Paris, et pour laquelle un docteur nommé Angot lui a recommandé les bouillons de vipère, le marquis de La Cour reprend une bonne fois le chemin de Balleroy, apportant à la marquise, pour fêter son retour, « trois bagnolettes, » c’est-à-dire des coiffes mises à la mode par Mme la duchesse d’Orléans dans ses promenades du soir à Bagnolet, et « de jolis petits jambons de Vessefalie à 25 sous la livre, qui ont bonne mine et qui sentent bon. »

Nous connaissons les personnages essentiels et l’occasion de cette correspondance : c’est le moment de recueillir les informations qu’elle contient et de passer en revue la série vivante des caractères qui s’y produisent ; nous y chercherons de préférence ce qui touche aux mœurs contemporaines et à l’esprit public, ce qui peut ajouter quelques traits nouveaux à l’histoire des commencemens du XVIIIe siècle.


II

Les plus anciennes lettres portent la date des dernières années du règne de Louis XIV ; mais jusqu’en 1715 elles sont peu nombreuses et d’un médiocre intérêt. La première remonte à 1692 ; c’est celle où il est question des trois filles à marier et de leurs prétendans ; la seconde est de 1704, année de la création du marquisat ; il y en a une seule pour 1705, quatre ou cinq en 1706, une à la date de 1709. L’ensemble pour ces dix années ne va pas à cent pages, et forme à peine la vingtième partie de la correspondance entière : non que les nouvelles fassent défaut, c’est le métier de nouvelliste qui n’est alors ni agréable ni sans péril. Nous remarquons dans la stérilité de ce début les très courts bulletins de nos principales défaites, une relation plus ample de la journée de Ramillîes, un mot significatif sur le jeu du roi à Marly en 1707 : « le roi joue au trente et quarante aux pièces de vingt sous. » Dès cette époque, la marquise a des correspondans de toute condition et d’un mérite fort inégal ; l’un, qui signe Morin, lui décrit avec vivacité l’état de langueur et d’abattement où est tombée la société parisienne pendant la triste année 1709 : « Ici point d’événemens qui vaillent la peine d’être ramassés ; je m’en rapporte à M. l’abbé votre frère, qui roule continuellement dans le monde, et qui ne sait rien. Point de morts, point de mariages, point d’intrigues galantes, ou, s’il en est, elles se font sourdement ; toute la pauvre nature paraît dans une inaction étonnante. » Il finit cependant par promettre de conter des nouvelles « tant qu’il y en aura dans son contoir, » et d’envoyer tous les huit jours « une petite gazette de son bureau ; » mais le « contoir » s’épuisa vite, et le bureau manqua de parole. Une des rares lettres écrites en 1710 pour dégager la promesse de 1709 nous présente l’agréable tableau de la famille Caumartin, réunie par un beau jour d’automne aux Bergeries, terre qui appartenait à l’aîné, Caumartin de Saint-Ange. « Un petit voyage des Bergeries a retardé de quelques jours cette gazette. La cour de Mme de Caumartin y était assez nombreuse. Les personnes les plus importantes étaient M. et Mme d’Argenson avec leurs enfans, Mme de Thuisy (une sœur de la marquise, la troisième des filles à marier dans la lettre de 1692), M. l’abbé (le futur évêque de Blois), M. le chevalier, MM. les abbés de Châtelain et de Frontières… On s’y promène jusqu’à extinction. On y joue par-ci par-là ; on y raisonne tant et plus sur les affaires du temps, et, quand on n’a rien de mieux à faire, on y relit les observations journalières de M. l’abbé Châtelain, où l’on voit les portraits, les anecdotes, les beaux dits et faits de tous ceux qui vont et viennent, avec un détail exact de leurs ajustemens et de leurs équipages… » Heureuse famille ! elle avait même, dans la personne d’un abbé plaisant et satirique, son La Bruyère. Un autre correspondant, du nom de Moret, se distingue par une orthographe qui prouve que notre marquise, avide d’informations, était peu dédaigneuse, et, s’accommodant aux circonstances, recevait de toutes mains ; on nous permettra d’en citer, à la date de 1706, un curieux échantillon : « Se seulement pour vous dirre que l’on disoy ier au Tuilery que lais innemis marché du cotté de Namur, votre fils se portoy très bien, illa compose deux foye pour lais pris de la grande tragédie. Je suiss avec un profon respec, etc. » — En 1715, la scène change, le réveil de l’esprit public ranime notre correspondance ; la liberté, les passions, l’imprévu, toutes les nouveautés qui font rumeur dans Paris, viennent enhardir et féconder ce commerce naissant dont l’intérêt est désormais mieux apprécié par les amis de la marquise : « Que dites-vous, madame, de la situation présente ? Ne fournit-elle pas assez d’événemens pour amuser dans la campagne ? On n’a jamais vu la roue de fortune tourner avec tant de rapidité. » C’était bien ce que voulait la dame de Balleroy : s’amuser en province du spectacle lointain et de l’esquisse légère des événemens de Paris, puisque le sort la condamnait à ne les plus voir qu’en peinture.

Elle reçut alors de son jeune neveu, le comte d’Argenson, une description piquante des effets produits par ce tour rapide imprimé à la roue de fortune. D’Argenson le cadet, que ses camarades de classe surnommaient la Chèvre, âgé de dix-neuf ans en 1715, était depuis peu sorti du collège, où il avait beaucoup connu Voltaire ; on dirait qu’if a dérobé à celui-ci le tour aisé de son style moqueur. Cette page peut soutenir la comparaison avec les lettres récemment publiées qu’Arouet, élève de rhétorique, écrivait en 1711 au comte de La Marche. « Les taxes, ma chère tante, font maintenant ce que tous les prédicateurs du monde n’auraient jamais osé entreprendre ; le luxe est absolument tombé, et une simplicité noble, mais modeste, a pris sa place. Les viss (sic) sont à la vérité plus modérés, mais les financiers commencent à goûter le repos que donne la bonne conscience. Les bals de l’opéra et de la comédie sont aussi déserts que l’antichambre de M. Desmarets ou de M. de Pontchartrain. Les églises sont un peu plus fréquentées : on y voit, par exemple, des gens d’affaires qui n’ont pas encore été taxés demander au pied des autels un sort plus doux que celui de leurs compagnons ; on y voit de pauvres molinistes, effrayés du triomphe de leurs adversaires, soupirer après le rétablissement de la puissance des jésuites. On y voit mainte jeune fille en pleurs regretter la bourse des traitans qui les entretenaient avec tant d’éclat et de profusion, et se plaindre de la dureté de. ceux qui ont maintenant part au gouvernement, et qui travaillent à bâtir leur fortune avant de songer à faire celle de leurs maîtresses ; on m’y voit moi-même quelquefois fort embarrassé dû savoir où aller dîner ou souper et devenu dévot à force d’être désœuvré… « Ainsi se révélait dans l’intimité le spirituel rival des Maurepas et des Richelieu, l’aimable frère du trop savant marquis d’Argenson, à qui ce brillant voisinage attira le surnom que l’on sait. Avec des neveux comme ceux-là, toujours en fond de belle humeur, si bien faits pour aimer et pour peindre les saillies pétulantes d’une société émancipée, la marquise n’avait plus à redouter l’ennui de l’isolement ni l’abandon : aussi bien leur gaîté complaisante était-elle son meilleur espoir et son plus sûr préservatif. Les grands parens, fatigués, chagrins, ou absorbés dans le sentiment de leur importance politique, ne lui offraient que des ressources incertaines et passagères. Le lieutenant de police, d’Argenson, prend les sceaux et les finances en 1718 ; il monte sur un faîte d’où l’on perd facilement de vue les siens, surtout quand ils habitent à soixante lieues des antichambres du Palais-Royal : il peut devenir un protecteur, ce n’est plus un correspondant. Nous ne trouvons guère qu’une seule lettre de lui ; elle est du 27 juin 1720, époque de sa disgrâce, et répond aux complimens de condoléance que la marquise lui avait adressés : « Le nouvel événement, madame, dont vous me faites l’honneur de m’écrire d’une manière si gracieuse a été accompagné de circonstances si honorables pour moi et si obligeantes de la part de son altesse royale que je ne puis assez me louer du repos que ses bontés me procurent. Je vous remercie de tout mon cœur, madame, de l’intérêt que vous voulez bien y prendre, et je vous prie de compter pour toujours sur mon zèle et sur mon respect. » Si d’Argenson a rendu son portefeuille, il a gardé le style d’un ministre. Moins rares sont les lettres de Caumartin de Saint-Ange ; mais il se borne à ramasser les grosses nouvelles, celles qui courent les rues : « l’argent est plus caché que jamais, tout le monde meurt de faim… M. de Saint-Simon a parlé en termes de crocheteur au premier président. » Il disparaît d’ailleurs un des premiers en 1720. L’évêque de Blois, qu’un exil de six mois sous Louis XIV avait puni d’un discours académique trop spirituel, semble oublier tous ses talens quand il écrit à la marquise ; son style est fade et prolixe, on n’y trouve pas le plus petit mot pour rire : l’onction chrétienne a remplacé les épigrammes. Il avait l’habitude de dicter ses lettres ; or, s’il est des personnages, comme dit la comédie, qui n’ont d’esprit qu’avec leur secrétaire, il perdait, lui, ses agrémens et sa finesse en se servant d’un interprète. Le premier rang dans ce commerce épistolaire revient à Caumartin de Boissy ; c’est lui qui, avec ses neveux, soutient l’honneur de la famille. Son imagination est, comme son cœur, inépuisable ; il comble sa sœur de prévenances affectueuses, il la régale de bons mots, de récits bien tournés, de portraits pris sur le vif : c’est le plus aimable et le plus exact des correspondans.

Caumartin de Boissy s’était engagé fort avant dans les affaires du système ; il y réussit d’abord, ses lettres à certains momens respirent l’activité joyeuse d’un spéculateur dont les actions montent et dont l’imagination travaille : « Mes actions gagnent 1,000 livres aujourd’hui. Je cherche de tous côtés à acheter, et, avant que la journée soit passée, je finirai 1 million d’une terre que vous connaisse ? » Que de prières au ciel en ce moment-là pour la santé de Law, qui venait de tomber malade ! « Bonne nouvelle, le temps se rafraîchit ; cela est de conséquence pour la santé de M. Lasa. On était bien inquiet dans ces chaleurs ; mais il serait bien a souhaiter pour son rétablissement qu’on eût un peu de pluie… On ne voit que des gens qui ont fait des fortunes immenses. » La chance a-t-elle favorisé jusqu’au bout cet homme d’esprit ? Nous l’ignorons, mais, à défaut d’aveux positifs accusant un désastre, il y a çà et là des échappées de mélancolie qui nous semblent de mauvais augure ; Caumartin est devenu bien philosophe pour demeurer longtemps un financier heureux ; — « Je vous souhaite, ma chère sœur, santé, gaîté et argent. J’avoue que ce dernier souhait paraît être aujourd’hui un peu dans les espaces imaginaires. Ce métal est devenu comme les esprits, tout le monde en parle et personne n’en voit. Bienheureux qui sait ce qu’il a, et qui peut compter dessus. Pour nous, c’est ce que nous ignorons. Nous sommes plantés sur le haut d’une pique à regarder de quel côté vient le vent ; mais nous n’y sentons que la bise la plus dure. » Voilà le style des jours de baisse. Lors même que cette correspondance touche à des faits déjà connus, elle en rafraîchit l’impression par la vivacité des sentimens qu’elle révèle dans les contemporains directement intéressés et mis en cause. « Que j’envie le sort aujourd’hui de ceux qui ont des terres ! s’écrie une victime de l’agio, car, pour nous, pauvres malheureux, nous ne savons en vérité de quel bois nous ferons flèche, malgré nos richesses imaginaires. Nous nous regardons comme suspendus en l’air à un fil qui peut aisément rompre. » C’est ainsi que les généralités de l’histoire revêtent sous nos yeux une forme précise et vivante, elles prennent un corps et une âme, ce sont non plus des abstractions, mais des choses et des personnes. Le marquis de La Cour, étant à Paris en 1719, eut besoin « d’un habit de pinchina ; » il ne put trouver de tailleur, les maîtres et les apprentis refusèrent de travailler, parce qu’ils avaient fait ou se croyaient sur le point de faire fortune. « Ces jours-ci, on a dû envoyer chez eux des gardes pour les forcer de travailler aux vêtemens du roi. » Être obligé d’employer la garde et de réquisitionner des ouvriers pour habiller Louis XV, quel curieux effet des spéculations populaires de la rue Quincampoix !

La marquise goûtait beaucoup, et nous le croyons sans peine, la douceur de ces relations ; il lui manquait quelque chose, disait-elle, quand au jour marqué la lettre de Caumartin, « pleine de petits pieds de mouche, » n’arrivait point. « Vos plaintes me flattent, répondait celui-ci, et, quoique la qualité de gazetier impertinent n’ait rien de bien éminent, tout ce qui peut me rendre nécessaire auprès de vous m’est très précieux. » Les lettres les plus rapides, les plus insignifiantes de Caumartin ont toujours quelque trait vif et plaisant, un tour original, un grain de sel au début ou à la fin. « Je crois, ma chère sœur, que ce sera gratum opus agricole que vous mander des nouvelles de ce pays-ci… Adieu, j’honore, je salue, j’embrasse toute la famille, chacun suivant sa dignité, sa bonne mine, sa beauté et son âge. » Malgré sa parfaite distinction et ses habitudes d’excellente compagnie, le « gazetier impertinent » ne répugnait pas aux anecdotes un peu fortes, il les conte lestement, avec une pointe de gaillardise ; nous n’en citerons rien, parce qu’elles sont trop longues et en partie connues, nous donnerons seulement, comme exemple du genre, ce portrait de l’abbé de Grécourt, dont les poésies et la personne également cyniques, colportées dans les meilleures maisons de Paris, faisaient fureur sous la régence : « Ce n’est pas un petit homme cacochyme uniquement occupé de vers et de littérature ; c’est un grand diable de prêtre plus haut que moi, bien pourvu de gueule, bien fendu de jambes, beau décrotteur de matines, beau dépendeur d’andouilles. Ce grand personnage ne donne point son poème à lire, il le récite lui-même à table, lorsqu’on a renvoyé les valets, une bouteille en face de lui qui se renouvelle au moins une fois. Il n’a pas d’autre façon de réciter, et, si le vin n’était pas bon, au premier coup il finirait son récit. » A merveille, et voilà qui prouve que le régent n’était pas seul en France à lire Rabelais avec profit ; mais, quand on écrit à une « dévote, » quelle apparence de lui faire accepter l’éloge d’un poème tel que le Philotanus : « c’est un morceau aussi plaisant et aussi amusant que chose que j’aie jamais lue ! »

Dans les rares entrevues du frère et de la sœur, le jeu les avait parfois brouillés, la marquise n’aimant pas à perdre ; Caumartin, par sa bonne humeur, dissipait aisément ces nuages : « maudites soient les cartes qui eut excité des orages entre nous ! Faisons vœu de n’en plus manier ensemble ; l’union vaut mieux qu’un si léger amusement. » Peu de temps avant la mort de ce frère dévoué, il se glissa entre sa sœur et lui un froid plus durable à propos d’une question très délicate où les intérêts comme les affections de la famille étaient engagés : il s’agissait d’un mariage. Fatigué et se sentant vieillir, Caumartin de Boissy songeait à lui ménager un repos qui fût selon son cœur : tandis qu’à Balleroy on ne rêvait que de Paris, il ne rêvait, lui, comme il arrive souvent aux Parisiens, que de la douceur de vivre à la campagne ; il mêlait aux traces de ses opérations financières les idées riantes d’une idylle paternelle où son bonheur se confondait avec celui d’une fille tendrement aimée. Cette fille, qui se nommait Charlotte-Emilie comme sa tante, il la destinait au fils aîné de la marquise, au jeune marquis de Balleroy, colonel de dragons ; dès qu’elle fut en âge, il n’hésita pas à entamer l’affaire et à rompre la glace. L’excellent homme avait le tort, en tout ceci, de consulter uniquement ses goûts sans prendre l’avis de sa fille ; mais il ne s’en apercevait même pas, tant la coutume aristocratique l’excusait. Il écrivit à sa sœur avec une touchante effusion, lui déroulant les conceptions de sa tendresse, le désir favori de ses vieux jours, en un mot le plan de ce qu’il appelait son château en Espagne : « Ma fille n’a point été élevée à vivre à Paris, en grande dame. J’ai voulu être le maître du choix d’un gendre et je n’ai pas voulu transporter mes droits aux femmes de chambre. Je lui donnerai 200,000 livres ; elle passera sa vie sans murmurer dans une belle terre, avec un mari qu’elle aimera, avec son oncle, sa tante et avec son père. Mon château en Espagne est de me retirer avec vous autres. » Ce rêve patriarcal venait se heurter à des visées bien différentes : les Balleroy, pour se tirer de leur obscurité provinciale, méditaient un coup d’éclat, ils négociaient secrètement une alliance avec la maison des Matignon, et la combinaison, silencieusement préparée, allait aboutir, « il n’y avait plus qu’un pas jusqu’au bénitier, » lorsqu’ils reçurent la confidence intempestive de Caumartin. On peut juger de l’accueil qu’ils firent à la pastorale de leur frère dans un moment où ils avaient le cœur enflé de leur succès et la tête tournée d’ambitieuses espérances. Celui-ci, piqué au vif, se plaignit des procédés mystérieux de sa sœur et du peu de confiance qu’elle lui avait témoigné ; il maria sa fille à un Ségur, président à mortier au parlement de Bordeaux ; le colonel de dragons épousa, avec 50,000 livres, la seconde fille du maréchal de Matignon, « qui n’était plus jeune, dit Saint-Simon, et s’ennuyait de n’être pas mariée. » L’orgueil de la marquise reçut dans son triomphe un sensible échec, car les Matignon, outrés de ce qu’ils jugeaient une mésalliance, « ne voulurent pas ouïr parler de Balleroy ni de sa femme. » Caumartin de Boissy mourut en 1722.

A côté de lui, un correspondant plus jeune et de grand mérite aussi s’était peu à peu formé à tenir sa place et à remplir un tel vide : ce cligne successeur de Caumartin dans la tâche difficile de satisfaire la curiosité de la marquise était d’Argenson le philosophe, l’auteur des Mémoires. Moins spirituel que son oncle et que son frère, d’un commerce moins léger et moins galant, le marquis d’Argenson rachetait ce désavantage par des qualités-essentielles : il était sûr en amitié, fidèle à ses promesses, d’une complaisance infatigable aux désirs de sa tante. Non content de lui écrire souvent, il lui envoyait une gazette rédigée par le principal commis de la librairie, dont il avait alors l’inspection ; il expédiait à Balleroy les chansons, les épigrammes, les ponts-neufs, les pièces en vogue, tous les « rogatons » de l’actualité. Ses lettres, dont le naturel et la facilité sont le principal agrément, se lisent avec intérêt ; le style en est moins lourd, moins négligé que celui que nous lui connaissons : d’Argenson s’observait en écrivant à une « femme de mérite et d’esprit, » comme il l’appelle, qui savait imposer ses jugemens et les faire craindre. Lui aussi se maria dans cet accès de fièvre matrimoniale qui avait saisi sa famille, et voici de quel ton dégagé il annonce à sa tante ce mariage, dont le dénoûment plus tard fut un divorce : « J’arrive de la campagne, ma chère tante ; pendant ce temps-là, on a disposé de ma main, j’ai trouvé les articles signés à mon retour… J’entre dans une famille de très honnêtes gens, où il y aura, sans exagérer, des millions à revenir quelque jour. La fille est bien élevée, elle sait danser et chanter, jouer de l’épinette ; de plus elle est blonde. Deux quartiers blonds de suite dans notre famille dénoirciront à la fin, s’il plaît à Dieu, notre teinte brune. Je vous prie de joindre à ma confiance vos bonnes prières… J’oubliais de vous nommer la future épouse, c’est Mlle Mélian. » — Il pouvait bien oublier de la nommer, il ne l’avait pas encore vue ; « les articles étaient signés, » et il ne connaissait sa femme que par ouï-dire. Cette lettre est du 31 octobre 1718 ; or la première entrevue des futurs époux eut lieu le 19 novembre au couvent des Filles-Sainte-Marie, où était Mlle Mélian : « la demoiselle avait appris le 18 qu’elle épouserait M. d’Argenson le 22. » Les choses se passaient dans les règles, la bienséance suprême des mariages aristocratiques, c’est-à-dire l’absence de toute ombre de sentiment, était scrupuleusement observée. Arrivé par le coche pour assister aux noces, le marquis de La Cour ne tarit pas sur les descriptions de la fête : repas, musique, cadeaux, dits et faits notables des deux familles, rien n’est omis. « Vous donnez peu de bien à votre fils, dit le régent au garde des sceaux en signant au contrat. — Monseigneur, répondit le ministre, il s’en fallait beaucoup que j’en eusse autant en me mariant. Cependant j’ai la plus grande charge du royaume ; quand on sert bien son prince, on ne manque de rien… M. le duc régent fit un signe d’approbation et signa. Cela me vient d’assez bon endroit pour y ajouter foi. » Détachons de ses comptes-rendus un portrait assez peu flatteur de la mariée : « elle est grande et grasse, bien faite, mais point jolie de visage, quoique fort blanche ; elle n’a pas encore quinze ans. » — C’est à propos de l’extrême jeunesse de Mlle Mélian et de la séparation obligée du soir des noces que la marquise s’attira le compliment un peu vif dont nous avons parlé plus haut. Elle avait plaisanté le mari, et, quoique dévote, poussé la curiosité un peu loin peut-être ; celui-ci lui fit une réponse où les lecteurs des Mémoires retrouveront son stylo : « Vous me parlez des détails secrets de la noce comme de la cérémonie d’aller voit sa tante. Pardon de la réponse libre que cela vous attire. Je serais mal conseillé pour éteindre mes désirs d’aller voir une tante faite comme vous ; j’espérerais faire changer le proverbe, et on ne dirait plus qu’aller voir sa femme quand il faudrait quitter sa tante. »

Au milieu de cette chronique de famille, qui tient naturellement une grande place, les nouvelles politiques sont jetées en courant, avec la liberté et le décousu d’une correspondance ; mais après tout ce qu’on a publié sur ce temps-là, il en est bien peu qui aient pour nous aujourd’hui une sérieuse importance et quelque nouveauté. Tout ne pouvait pas s’écrire sous le régime du cabinet noir ; une lettre de 1718 se termine par cet aveu s « je vous mande ce qu’on peut mander ; ce que l’on n’ose écrire ferait une lettre six fois plus grande. » On lisait tout haut à Balleroy les lettres reçues de Paris, comme on lit le journal dans la plupart des familles de province, en société, au coin du feu : aussi, quand le correspondant bien informé touche aux secrets d’état, — ce qui a lieu quelquefois, — il prend un air mystérieux et met un lisez bas en vedette, signal convenu. La correspondance est discrète sur le régent ; cela se comprend dans une famille qu’on peut appeler ministérielle. Nous lisons un ou deux entre-filets timides dans le goût de celui-ci, qui est daté de 1721 : « un grand prince se couche présentement à minuit, et ne boit plus qu’une chopine de vin à ses repas. » Même réserve à l’égard du roi ; il est tout du plus question de sa bonne mine et de la grâce à danser un ballet : « aujourd’hui pour la première fois, 21 décembre 1720, le roi dansa fort noblement et d’une grâce qui fit pleurer tout le monde de joie. » Ce n’est pas la bonne volonté, c’est l’audace qui manque aux nouvellistes pour dauber sur l’archevêque de Cambrai et s’égayer à ses dépens ; on voit percer une envié de médire et des sarcasmes qui se refoulent bien à contre-cœur ; mais il ne faut pas trop regretter ce silence prudent, car, si l’on en peut juger par les demi-mots qui échappent, nous n’avons perdu que les variantes des anecdotes vraies ou fausses et des graveleuses aventures dont Saint-Simon a fait la légende enluminée du cardinal. Suivant l’usage de notre pays, où les frondeurs ne négligent pas leurs intérêts personnels auprès du gouvernement qu’ils critiquent, et mêlent habilement le personnage d’opposant à celui de solliciteur, beaucoup de ces railleurs de qualité remplissaient les antichambres du prélat-ministre. On parla un moment de créer pour sa garde une troisième compagnie de mousquetaires ; le marquis de La Cour, qui avait un second fils à pourvoir et se sentait en crédit, grâce aux d’Argenson, tourna ses vues de ce côté et songea fort à demander le commandement de cette compagnie. Une fausse honte le retenait, un combat se livrait dans son esprit entre la crainte de l’opinion publique et l’ambition, « Quoique bien des gens aient l’air d’en faire fi, écrivait-il à sa femme, la 6 juillet 1722, ce sont pourtant toujours des troupes du roi, attachées à la vérité à un homme pour qui l’on n’a pas grande considération, mais ce sont des troupes du roi, et cela mettrait de l’aisance dans notre famille. Raisonnez-en, je vous prie… » Huit jours après, il change de ton et se rétracte fièrement. « Je n’ai parlé à personne de l’idée qui m’était venue, car je n’aime point cela, pas même pour le chevalier. » — Notre normand, qui se renseignait aux bons endroits, avait eu vent de la résolution prise par le cardinal de n’avoir point de mousquetaires.

Cette correspondance est utile, surtout pour donner à certains détails de l’histoire contemporaine un degré de précision auquel on atteindrait difficilement sans cela. On y trouve la date exacte des faveurs et des disgrâces, des exils et des retours, des pensions et des promotions, événement très minces, qui pour les curieux et les ambitieux étaient alors toute la politique. Il s’y glisse quelques nouvelles de la république des lettres à propos des ouvrages courus et des pièces à succès. C’est ainsi qu’il y est fait mention des tragédies et des aventures de Voltaire. L’ami des d’Argenson, l’hôte des Caumartin, ne pouvait être pour la marquise un étranger, peut-être même l’avait-elle entrevu chez ses frères ou chez ses neveux dans l’un de ses voyages à Paris ; quant au marquis, il connaissait certainement notre poète, car il par le fort souvent de lui. Il était à la première représentation d’Œdipe en compagnie de son neveu, d’Argenson le cadet, le jour même où d’Argenson l’aîné et Mlle Mélian se voyaient aux Filles-Sainte-Marie. « L’entrevue se fit vendredi, écrit-il le 19 novembre 1718 ; le cadet n’alla point au couvent, il vint à Œdipe, tragédie nouvelle où je le vis un moment. » Comment la marquise, en quêté de gens d’esprit et de plumes agréables, a-t-elle laissé échapper la bonne fortune qui venait s’offrir ? Quel admirable correspondant était là près d’elle, à portée de sa main ! Nul secret mouvement, nul instinct de sympathie ou de curiosité inquiète ne l’a donc avertie de l’importance d’une conquête qui, habilement circonvenue, n’aurait point résisté ? L’intérêt qu’on porté « au jeune Arouet » dans la famille montre à quel point il y était aimé, et combien facilement la dame de Balleroy, secondée de tous les siens, l’eût enrôlé sous sa bannière. Cet intérêt le suit partout, à travers les agitations de sa naissante fortune. Le 2 avril 1717, le baron de Breteuil écrit à la marquise, sa cousine : « J’ai laissé Arouet à Saint-Ange depuis le commencement du carême. » le 26 mai suivant, Caumartin de Boissy transmet une fâcheuse nouvelle : « Arouet a été mis à la Bastille et sera, dit-on, mené à Pierre-Encise, » — Le bruit que fait Œdipe trouve de l’écho à Balleroy ; le marquis de La Cour écrit le 30 décembre 1718 : « On ne parle que de la belle tragédie de M. Haroüet… M. le duc d’Orléans a donné une médaille d’or à M. Haroüet en récompense de sa belle tragédie d’Œdipe. « Il y revient le 16 janvier suivant et signale la durée de cet éclatant succès : « Œdipe est toujours fort suivi. » Une lettre du 3 mai 1719 raconte avec force détails la querelle de l’irritable poète et du comédien Poisson. C’est encore le marquis de La Cour qui se fait le messager de la première représentation d’Artémire, le 17 février 1720 ; mais l’événement cette fois est bien différent : « Ce pauvre Haroüet eut hier une mauvaise réussite à sa nouvelle pièce. Le premier acte fut fort applaudi, les autres furent siffles en plusieurs endroits. » Le 10 janvier 1722, nous apprenons que Voltaire a reçu 500 écus de pension, et le 20 mars 1723, que M. l’abbé Dubos a été nommé « pour examiner s’il y a rien dans le poème d’Henri IV qui puisse choquer à Rome. » D’un bout à l’autre de la correspondance, Voltaire est cité non pas seulement à titre de célébrité contemporaine, mais comme un ami de la maison.

A mesure qu’on s’éloigne du monde brillant des d’Argenson et des Caumartin, où, selon le mot si juste de ce même Voltaire, le cœur parlait avec esprit, lorsqu’on descend vers le ban et l’arrière-ban convoqué par la châtelaine de Balleroy, ce n’est pas uniquement le bon vouloir qui diminue, c’est le mérite qui baisse avec le degré de parenté : la marquise, entre tous ses privilèges, avait eu ce bonheur singulier de trouver les meilleurs des hommes parmi ceux qui la touchaient de plus près, les talens les plus distingués réunis au dévoûment le plus sincère pour sa personne. Rangeons dans cette élite le baron de Breteuil, son cousin, dont les nombreuses lettres ne seraient pas indignes de Caumartin de Boissy ; il les dictait à un secrétaire, en ajoutant de sa main, sous une forme légère, quelque ingénieux post-scriptum. — « Si vous me tenez la parole que vous me donnez de m’écrire des nouvelles quand vous serez à Paris et que j’en serai absent, j’y gagnerai beaucoup, car ordinairement les dames heureusement nées rendent au moins deux pour un… Bonjour, ma chère cousine, si vous ne m’aimez pas après tout ce que je vous envoie de nouvelles, vous êtes une grande ingrate. » D’autres parens, plus obscurs, se défiant de leur mérite et de l’agrément de leur commerce, essaient de s’accréditer en prodiguant les petits cadeaux ; ils mêlent aux nouvelles qu’ils ont recueillies l’annonce des envois qu’ils méditent, et, dans la même page où ils racontent un changement de ministère, un lit de justice, la banqueroute de Law, on est tout surpris de lire : « J’ai retrouvé le pâté égaré, madame, il est en parfait état et vous sera envoyé aujourd’hui même… Puisque vous trouvez mes fromages bons, je ne manquerai pas de vous en donner tous les ans ; ils sont meilleurs à Paris qu’à Balleroy. Les troupes qui se rendent au camp de Saint-Denis défilent par-dessus le rempart, et font voir aux Parisiens qu’on ne les craint guère. »

Les amis, les gens du monde qui, cédant à des instances réitérées, promettent d’écrire, ont le double tort d’être irréguliers et mal renseignés ; ils ne se mettent pas en dépense, ils s’acquittent à la hâte d’un devoir qui leur pèse, et qu’ils fuient au plus vite. L’abbé de Guitaud, en novembre 1715, avait pris des engagemens formels : plus fécond qu’un Mercure galant, il devait envoyer par mois deux longues lettres ; mais dès le 1er février 1716 il s’excuse ; « il barguigne, » et finalement retire sa promesse en prétextant une absence. « J’ai mal tenu ma parole, j’en fais beaucoup d’excuses. J’ai été fort solitaire depuis un certain temps. Loin de faire mieux désormais, je vais rentrer avec vous dans un profond silence, étant près de m’en retourner en Bourgogne. Si les nouvelles de l’Auxois vous tentent, je suis prêt à vous rendre à cet égard le même service. » — C’était une perte, car il avait des vivacités originales qui auraient fait de lui un correspondant fort gai. Annonçant une maladie grave d’une certaine duchesse, il disait, avec l’aisance du railleur de profession : « La duchesse a pensé mourir d’une inflammation ou plutôt de diverses inflammations qu’elle avait dans le corps. » L’abbé de Choisy, qui avait aussi donné son billet d’être un bon correspondant, y faisait honneur en prenant pour suppléant son valet de chambre, et, quand le marquis de La Cour venait à Paris, une de ses instructions lui recommandait de subventionner largement ces gazetiers subalternes. « J’ai diné hier avec M. l’abbé de Choisy, qui m’assura que son valet de chambre était fort exact à votre égard. J’ai fait ce qu’il fallait pour cela, mais il n’écrit qu’une fois la semaine, et j’avoue que c’est bien peu. » Les gazettes rédigées par des valets de chambre sont fort nombreuses dans ce recueil ; la forme en est sèche, comme celle des nouvelles à la main, c’est un détail de menus faits sans ordre et sans commentaire : « M. le cardinal Dubois se fait peindre actuellement par le sieur Rigaud ; » — « le roi a accordé une pension de 6,000 livres à Mme Du Deffand ; » — « on va représenter sur le Théâtre-Français Esther de M. Racine ; » — « on fait de nouvelles façons de culottes qui sont sans poches ni goussets, et s’appellent des culottes à la régence : tout le monde en porte, si ce n’est les Gascons ; » — « les mémoires du cardinal de Retz font ici beaucoup d’effet, ils agitent les faibles et augmentent l’inquiétude des inquiets. » La variété seule de ces informations y répand quelque agrément ; rien n’y est oublié, ni « les brelans effrénés où il se fait des pertes horribles, » ni la vogue du biribi, « qui ne s’est pas encore encanaillé dans les provinces, » mais dont on ne peut se passer à Paris, « pas plus que de boire et de manger ou de politiquer. » On y trouve jusqu’à l’idée premiers des carrosses de remise à la date du 4 décembre 1723 : « Une compagnie a promis de voiturer Paris plus commodément qu’il ne l’est par les fiacres, qui seront, dit-on, abolis. On doit établir cinq cents carrosses uniformes garnis de glaces et attelés de bons chevaux. Les cinq cents cochera seront habillés de rouge avec une marque qui les puisse faire reconnaître lorsqu’ils seront insolens. Les carrosses ne resteront point sur les places, pour ne pas embarrasser les passages, mais dans des remises choisies aux endroits les plus commodes de Paris. » On voit que le zèle des nouvellistes rivalisait avec l’ardeur de curiosité qui leur demandait des nouvelles.

La correspondance finit le 24 décembre 1724. Les disgrâces qui frappèrent les membres éminens de la famille, la mort qui faisait dans ses rangs des vides cruels, les dispersions qui en furent la suite, attristèrent sans doute ce qui restait de cette noble société, et brisèrent ou refroidirent ce commerce des âmes et des esprits dont nous avons retracé la piquante vivacité. Le marquis de La Cour mourut en 1726 ; les doux Caumartin, M. et Mme d’Argenson, sans parler d’autres parens moins célèbres, avaient depuis quelques années disparu ; quant à la marquise, elle atteignit le milieu du siècle, et put voir, avant de mourir en 1749, l’essor de fortune politique qui éleva si haut ses neveux d’Argenson, et les progrès éclatans qui signalèrent le génie de leur ami « Haroüet. » Ses deux fils, dont l’aîné était devenu colonel de dragons sous la régence, parvinrent l’un et l’autre au grade de lieutenant-général. Leur nom, vaillamment porté, se soutint avec honneur dans les armées royales jusqu’à la fin de l’ancien régime ; — soixante-dix ans après l’époque que nous venons d’examiner, nous le retrouvons mêlé à l’histoire sanglante de la terreur. En parcourant la liste des victimes du tribunal révolutionnaire, on rencontre « Charles-Auguste de La Cour de Balleroy, lieutenant-général, condamné à mort le 6 germinal an II, avec François-Auguste, son fils, maréchal-de-camp. » Or le second fils de la marquise, ce chevalier de Malte qui sortait de l’académie en 1722 et pour qui l’on avait ambitionné la compagnie des mousquetaires du cardinal Dubois, se nommait Charles-Auguste, il était lieutenant-général : marié en 1752, selon La Chesnaye des Bois, il eut un fils et deux filles. Serait-ce donc ce même chevalier de La Cour, le fils de la belle Emilie, le contemporain du régent, le neveu des Caumartin, — celui qui avait un jour fixé l’attention de Mme de Sabran, celui de qui son père écrivait en 1719 : « Je ne crois pas que le chevalier ait eu l’esprit de ramasser au loin des œufs de perdrix pour les faire couver au logis par des poules, j’ai peur que cela ne le passe ? » — serait-ce lui qui, égalant la longévité du maréchal de Richelieu, né en 1696, mort en 1788, reparaîtrait ainsi, à l’autre bout du siècle, sur l’échafaud populaire, pour y expier, comme tant d’autres, des fautes et des corruptions dont il était innocent ? C’était du moins sa race, c’était le sang de la spirituelle marquise et des personnages que ces lettres ont fait revivre un instant sous nos yeux » Il y a loin de cette jeunesse, insouciante du siècle naissant, gaie, jusque dans sa misère, il y a loin de ces folles années de la régence aux sinistres perspectives du 6 germinal an II. Un mouvement puissant d’aspirations politiques et de créations littéraires a grandi et s’est développé dans l’intervalle ; mais déjà en 1715, sous la frivolité cynique qui se jouait à la surface d’une société blessée au cœur, le principe funeste qui allait tout corrompre agissait silencieusement. Les fermens de révolte s’insinuaient dans les masses, provoquées par le spectacle impudent du scandale privilégié ; la tradition de haine et de mépris commençait. Un défaut presque absolu d’esprit politique, ce vice originel de l’aristocratie française, l’oubli des devoirs sur lesquels se fondent la garantie des droits et l’excuse des privilèges, l’abaissement des caractères, énervés par la vie de cour, tous les désordres comme toutes les faiblesses qui perdent fatalement les classes dirigeantes, s’accusaient dès lors avec une gravité d’autant plus dangereuse qu’on n’avait pas même le sentiment du mal déjà fait, ni l’intelligence des réformes encore possibles. Rendons justice aux correspondans de la marquise. S’il leur manque cette hauteur de vues, cette prévoyante sagacité dont bien peu de leurs contemporains étaient capables, s’ils ne dépassent pas en général le niveau de ces talens du second ordre qu’aimait un régime sans hardiesse et sans indépendance, aucun d’eux n’a trempé dans les excès que l’histoire a flétris ; ce sont d’honnêtes gens qui résistent à la contagion des vices à la mode. Ils n’ont pas seulement les qualités brillantes de l’ancienne France, ils gardent et l’on retrouve chez eux ses mérites les plus solides et ses meilleures vertus, tout cet héritage moral du vieux temps, que la belle jeunesse de Versailles et de Paris dissipait gaiment, mais qui soutenait encore et devait conserver pendant trois quarts de siècle les institutions dont il était le plus ferme appui. Le vrai titre d’honneur de cette famille, ce qui la recommande à l’histoire, c’est d’avoir produit l’un des génies politiques les plus féconds du XVIIIe siècle, le marquis d’Argenson, l’ami de Voltaire et de D’Alembert, l’inspirateur de Jean-Jacques Rousseau, l’un de ces hommes clairvoyans et généreux que l’ancienne monarchie a trop peu écoutés, le précurseur enfin de Malesherbes et de Turgot.


CHARLES AUBERTIN