Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/10

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Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — A. Arnauld à Leibniz, 28 septembre 1686
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 548-552).

A. Arnauld à Leibniz

Ce 28 sept. 1686.

J’ai cru, Monsieur, me pouvoir servir de la liberté que vous nfavcz donnée de ne me pas presser de répondre il vos civilités. Et ainsi j’ai différé jusqu’à ce que j’eusse achevé quelque “ouvrage que j’avais commencé. J’ai bien gagné à vous rendre justice, n’y ayant rien de plus honnête et de plus obligeant que la manière dont vous avez reçu mes excuses. Il ne m’en fallait pas tant pour me faire résoudre à vous avouer de bonne foi que je suis satisfait de la manière dont vous expliquez ce qui m’avait choqué d’abord, touchant la notion de la nature individuelle. Car jamais un homme d’honneur ne doit avoir de la peine de se rendre à la vérité, aussitôt qu’on la* lui a fait connaître. J’ai surtout été frappé de cette raison que, dans toute proposition affirmative véritable, nécessaire ou contingente, universelle ou singulière, la notion de l’attribut est comprise en quelque façon dans celle du sujet : prœdiczttum inest subjecto. Il ne me reste de difficulté que sur la possibilité des choses, et sur cette manière de concevoir Dieu comme ayant choisi l’univers qu’il a créé entre une iniinitéd’autres univers possibles qu’il a vus en même temps et qu’il n’a pas voulu créer. Mais, comme cela ne fait rien proprement à la notion de la nature individuelle, et qu’il faudrait que je revasse trop pour bien faire entendre ce que je pense sur cela, ou plutôt ce que je trouve à redire dans les pensées des autres, parce qu’elles ne me paraissent pas dignes de Dieu, vous trouverez bon, Monsieur, que je ne vous en dise rien. J’aime mieux vous supplier de m’éclaircir deux choses que je trouve dans votre dernière lettre, qui me semblent considérables, mais que je ne comprends pas bien.

La première est ce que vous entendez par « l’hypothèse de la concomitance et de l’accord des substances entre elles », par laquelle vous prétendez qu’on doit expliquer ce qui se passe dans l’union de l’âme et du corps, et l’action ou passion d’un esprit à l’égard d’une autré créature. Car je ne conçois pas ce que vous dites pour expliquer cette pensée qui ne s’accorde, selon vous, ni avec ceux qui croient que l’âme agit physiquement sur le corps et le corps sur l’âme, ni avec ceux qui croient que Dieu seul est la cause physique de ces effets, et que l’âme et le corps n’en sont que les causes occasionnelles. « Dieu, dites-vous, a créé l’âme de telle sorte que pour l’ordinaire il n’a pas besoin de ces changements, et ce qui arrive à l’âme lui naît de son propre fond, sans qu’elle se doive accorder au corps dans la suite, non plus que le corps à l’âme : chacun suivant ses lois, et l’un agissant librement, et l’autre sans choix, se rencontrent l’un avec l’autre dans les mêmes phénomènes. »

Des exemples vous donneront moyen de mieux faire entendre votre pensée. On me fait une plaie dans le bras. Ce n’est à l’égard de mon corps qu’un mouvement corporel, mais mon âme a aussitôt un sentiment de douleur, qu’elle n’aurait pas sans ce qui est arrivé à mon bras. On demande quelle est la cause de cette douleur. Vous ne voulez pas que mon corps ait agi sur mon âme, ni que ce soit Dieu qui, à l’occasion de ce qui est arrivé à mon bras, ait formé immédiatement dans mon âme ce sentiment de douleur. Il faut donc que vous croyiez que ce soit l’âme qui l’a formé elle-même, et que c’est ce que vous entendez, quand vous dites que « ce qui arrive dans l’âme à l’occasion du corps lui nait de son propre fond ». Saint Augustin était de ce sentiment, parce qu’il croyait que la douleur corporelle n’était autre chose que la tristesse qu’avait l’âme de ce que son corps était mal disposé. Mais que peut-on répondre à ceux qui objectent : qu’il faudrait donc que l’âme sût que son corps est mal disposé avant que d’en être triste : au lieu qu’il semble que c’est la douleur qui l’avertit que son corps est mal disposé.

Considérons un autre exemple, où le corps a quelque mouvement à l’occasion de mon âme. Si je veux ôter mon chapeau, je lève mon bras en haut. Ce mouvement de mon bras de bas en haut n’est point selon les règles ordinaires des mouvements. Quelle, en est donc la cause ? C’est que les esprits étant entrés en de certains nerfs les ont enflés. Mais ces esprits ne se sont pas d’eux-mêmes déterminés à entrer dans ces nerfs : ou ils ne se sont pas donné à eux-mêmes le mouvement qui les a fait entrer dans ces nerfs. Qui est-ce donc qui le leur a donné ? Est-ce Dieu à l’occasion de ce que j’ai voulu lever le bras ? C’est ce que veulent les partisans des causes occasionnelles, dont il semble que vous n’approuviez pas le sentiment. Il semble donc qu’il faille que ce soit notre âme. Et c’est néanmoins ce qu’il semble que vous ne vouliez pas encore. Car ce serait agir physiquement sur le corps. Et il me paraît que vous croyez qu’une substance n’agit point physiquement sur une autre.

La deuxième chose sur quoi je désirerais d’être éclairci est ce que vous dites : « Qu’afin que le corps ou la matière ne soit pas un simple phénomène comme l’arc-en-ciel, ni un être uni par accident ou par agrégation comme un tas de pierre, il ne saurait consister dans l’étendue, et il y faut nécessairement quelque chose qu’on appelle forme substantielle, et qui réponde en quelque façon à ce qu’on appelle l’âme. » Il y a bien des choses à demander sur cela.

1. Notre corps et notre âme sont deux substances réellement distinctes. Or, en mettant dans le corps une forme substantielle outre l’étendue, on ne peut pas s’imaginer que ce soient deux substances distinctes. On ne voit donc pas que cette forme substantielle n’eût aucun rapport à ce que nous appelons notre âme.

2. Cette forme substantielle du corps devrait être ou étendue et divisible, ou non étendue et indivisible. Si on dit le dernier[1], il semble qu’elle serait indestructible aussi bien que notre âme. Et si on dit le premier. Il semble qu’on ne gagne rien par là pour faire que les corps soient unum per se, plutôt que s’ils ne consistaient qu’en l’étendue. Car c’est la divisibilité de l’étendue en une infinité de parties qui fait qu’on a de la peine à en concevoir l’unité. Or, cette forme substantielle ne remédiera point à cela, si elle est aussi divisible que l’étendue même.

3. Est-ce la forme substantielle d’un carreau de marbre qui fait qu’il est un ? Si cela est, que devient cette forme substantielle, quand il cesse d’être un, parce qu’on l’a cassé en deux ? Est-elle anéantie, ou est-elle devenue deux ? Le premier est inconcevable, si cette forme substantielle n’est pas une manière d’être, mais une substance. Et on ne peut dire que c’est une manière d’être ou modalité, puisqu’il faudrait que la substance dont cette forme serait la modalité fût l’étendue. Ce qui n’est pas apparemment votre pensée. Et si cette forme substantielle d’une qu’elle était devient deux, pourquoi n’en dira-t-on pas autant de l’étendue seule sans cette forme substantielle ?

4. Donnez-vous à l’étendue une forme substantielle générale, telle que l’ont admise quelques scolastiques qui l’ont appelée formam corporeitatis : ou si vous voulez qu’il y ait autant de formes substantielles différentes qu’il y a de corps différents : et différentes d’espèce, quand ce sont des corps différents d’espèces.

5. En quoi mettez-vous l’unité qu’on donne à la terre, au soleil, à la lune, quand on dit qu’il n’y a qu’une terre que nous habitons, qu’un soleil qui nous éclaire, qu’une lune qui tourne en tant de jours à l’entour de la terre ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire pour cela que la terre par exemple, composée de tant de parties hétérogènes, ait une forme substantielle qui lui soit propre et qui lui donne cette unité ? Il n’y a pas d’apparence que vous le croyîez. J’en dirai de même d’un arbre, d’un cheval. Et de là je passerai à tous les mixtes. Par exemple, le lait est composé de sérum, de la crème et de ce qui se caille. A-t-il trois formes substantielles, ou s’il n’en a qu’une ?

6. Enfin on dira qu’il n’est pas digne d’un philosophe d’admettre des entités dont on n’a aucune idée claire et distincte ; et qu’on n’en a point de ces formes substantielles ; et que de plus, selon vous, ou ne les peut prouver par leurs effets, puisque vous avouez que c’est par la philosophie corpusculaire qu’on doit expliquer tous les phénomènes particuliers de la nature, et que ce n’est rien dire d’alléguer ces formes.

7. Il y a des cartésiens qui, pour trouver l’unité dans les corps, ont nié que la matière fût divisible à l’infini, et qu’on devait admettre des atomes indivisibles. Mais je ne pense pas que vous soyez de leur sentiment.

J’ai considéré votre petit imprimé et je l’ai trouvé fort subtil. Mais prenez, garde si les cartésiens ne vous pourront point répondre, qu’il ne fait rien contre eux, parce qu’il semble que vous supposiez une chose qu’ils croient fausse, qui est qu’une pierre en descendant se donne à elle-même cette plus grande vélocité qu’elle acquiert plus elle descend. Ils diront que cela vient des corpuscules, qui en montant font descendre tout ce qu’ils trouvent en leur chemin, et leur transportent une partie de ce qu’ils ont de mouvement : et qu’ainsi il ne faut pas s’étonner si le corps B quadruple d’A a plus de mouvement étant descendu un pied que le corps A étant descendu quatre pieds ; parce que les corpuscules qui ont poussé B lui ont communiqué du mouvement proportionné à sa masse, et ceux qui ont poussé A proportionnément à la sienne. Je ne vous assure pas que cette réponse soit bonne, mais je crois au moins que vous devez vous appliquer à voir si cela n’y fait rien. Et je serais bien aise de savoir ce que les cartésiens ont dit sur votre écrit.

Je ne sais si vous avez examiné ce que dit M.  Descartes dans ses lettres sur son principe général des mécaniques. Il me semble qu’en voulant montrer pourquoi la même force peut lever par le moyen d’une machine le double ou le quadruple de ce qu’elle lèverait sans machine il déclare qu’il n’a point d’égard à la vélocité. Mais je n’en ai qu’une mémoire confuse. Car je ne me suis jamais appliqué à ces choses-là que par occasion et à des heures perdues, et il y a plus de vingt ans que je n’ai vu aucun de ces livres-là.

Je ne désire point, Monsieur, que vous vous détourniez d’aucune de vos occupations tant soit peu importante pour résoudre les deux doutes que je vous propose. Vous en ferez ce qu’il vous plaira, et à votre loisir.

Je voudrais bien savoir si vous n’avez point donné la dernière perfection à deux machines que vous aviez trouvées étant à Paris. L’une d’arithmétique qui paraissait bien plus parfaite que celle de M.  Pascal, et l’autre une montre tout à fait juste. Je suis tout à vous.

  1. Dernier, premier. — Grotefend et Gehrardt intervertissent l’ordre de ces deux termes, mais il nous semble que l’ordre que nous donnons est le seul qui soit conforme au sens.