Correspondance de Voltaire/1716/Lettre 24

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Correspondance de Voltaire/1716
Correspondance : année 1716GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 33-34).
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24. — À M. LE DUC DE BRANCAS.[1]
Sully, 1716.

Monsieur le duc, je crois qu’il suffit d’être malheureux et innocent pour compter sur votre protection, et je vous puis assurer que je la mérite. Je ne me plains point d’être exilé, mais d’être soupçonné de vers infâmes, également indignes, j’ose le dire, de la façon dont je pense et de celle dont j’écris. Je m’attendais bien à être calomnié par les mauvais poètes, mais pas à être puni par un prince qui aime la justice. Souffrez que je vous présente une Épître[2] en vers que j’ai composée pour monseigneur le Régent, Si vous la trouvez digne de vous, elle le sera de lui, et je vous supplie de la lui faire lire dans un de ces moments qui sont toujours favorables aux malheureux, quand ce prince les passe avec vous. J’ai taché d’éviter dans cet ouvrage les flatteries trop outrées et les plaintes trop fortes, et d’y être libre sans hardiesse. Si j’avais l’honneur d’être plus connu de vous que je ne le suis, vous verriez que je parle dans cet écrit comme je pense ; et si la poésie ne vous en plaît pas, vous en aimeriez du moins la vérité.

Permettez-moi de vous dire que, dans un temps comme celui-ci, où l’ignorance et le mauvais goût commencent à régner, vous êtes d’autant plus obligé de soutenir les beaux-arts que vous êtes presque le seul qui puisse le faire ; et qu’en protégeant ceux qui les cultivent avec quelque succès, vous ne protégez que vos admirateurs ; je ne me servirai point ici du droit qu’ont tous les poètes de comparer leur patron à Mécène.


Ainsi que toi, régissant des provinces.
Comblé d’honneurs, et des peuples chéri,

L’heureux Mécène était le favori
Du dieu des vers et du plus grand des princes ;
Mais à longs traits goûtant la volupté,
Son premier dieu ce fut l’oisiveté.
Si quelquefois réveillant sa mollesse,
Sa main légère, entre Horace et Maron,
Daignait toucher la lyre d’Apollon,
Comme La Fare il chantait la paresse.
Pour toi, mêlant le devoir au plaisir,
Dans les travaux tu te fais un loisir ;
Tu sais charmer au conseil comme à table.
Mécène à toi n’est pas à comparer,
Et je te crois, j’ose ici l’assurer,
Moins paresseux, et non pas moins aimable.

Heureux, monsieur le duc, ceux qui peuvent jouir de votre protection et de votre entretien ! Pour moi, la seule grâce que je vous demande est celle de vous voir.

  1. Louis-Antoine de Brancas-Villars, né en 1682, aïeul du comte de Lauraguais, à qui Voltaire dédia l’Écossaise (voyez tome V).
  2. C’est celle dont il est question plus haut, dans la lettre 22.