Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 116

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 114-115).
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116. — À MADAME LA PRÉSIDENTE DE BERNIÈRES.
À Forges, août.

La mort malheureuse de M. le duc de Melun vient de changer toutes nos résolutions. M. le duc de Richelieu, qui l’aimait tendrement, en a été dans une douleur qui a fait connaître la bonté de son cœur, mais qui a dérangé sa santé. Il a été obligé de discontinuer ses eaux, et il va recommencer, dans quelques jours, sur nouveaux frais. Je resterai avec lui encore une quinzaine ; ainsi ne comptez plus sur nous pour vendredi prochain ; pour moi, je commence à craindre que les eaux ne me fassent du mal, après m’avoir fait assez de bien. Si j’ai de la santé je reviendrai à la Rivière gaiement ; si je n’en ai point, j’irai tristement à Paris : car, en vérité, je suis honteux de ne me présenter devant mes amis qu’avec un estomac faible et un esprit chagrin. Je ne veux vous donner que mes beaux jours, et ne souffrir qu’incognito.

Si vous ne savez rien du détail de la mort de M. de Melun[1], en voici quelques particularités :

Samedi dernier il courait le cerf avec Monsieur le Duc ; ils en avaient déjà pris un, et en couraient un second. Monsieur le Duc et M. de Melun trouvèrent dans une voie étroite le cerf qui venait droit à eux ; Monsieur le Duc eut le temps de se ranger. M. de Melun crut qu’il aurait le temps de croiser le cerf, et poussa son cheval. Dans le moment le cerf l’atteignit d’un coup d’andouiller si furieux que le cheval, l’homme, et le cerf, en tombèrent tous trois. M. de Melun avait la rate coupée, le diaphragme percé, et la poitrine refoulée ; Monsieur le Duc, qui était seul auprès de lui, banda sa plaie avec son mouchoir, et y tint la main pendant trois quarts d’heure ; le blessé vécut jusqu’au lundi suivant, qu’il expira[2], à six heures et demie du matin, entre les bras de Monsieur le Duc, et à la vue de toute la cour, qui était consternée et attendrie d’un spectacle si tragique, mais qui l’oubliera bientôt. Dès qu’il fut mort, le roi partit pour Versailles, et donna au comte de Melun le régiment du défunt. Il est plus regretté qu’il n’était aimé : c’était un homme qui avait peu d’agréments, mais beaucoup de vertu, et qu’on était forcé d’estimer.

On nous mande de Paris que Mme  de Villette a gagné son procès en Angleterre, et a déclaré son mariage[3]. Voilà toutes les nouvelles que je sais. La plume me tombe des mains. Je vous prie de dire à Thieriot que, dès que j’aurai la tête nette, je lui écrirai des volumes.

  1. C’est ce duc de Melun qui est l’un des personnages de l’ouvrage de Mme  de Genlis intitulé Mademoiselle de Clermont.
  2. Louis de Melun, duc et pair, mourut effectivement, le lundi 31 juillet 1724, à Chantilly, chez le duc de Bourbon.
  3. Avec Bolingbroke.