Correspondance de Voltaire/1724/Lettre 132

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Correspondance de Voltaire/1724
Correspondance : année 1724GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 127-129).
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132. — À M. THIERIOT.

Octobre.

Quand je vous ai proposé la place de secrétaire dans l’ambassade de M. le duc de Richelieu, je vous ai proposé un emploi que je donnerais à mon fils si j’en avais un, et que je prendrais pour moi si mes occupations et ma santé ne m’en empêchaient pas. J’aurais assurément regardé comme un grand avantage de pouvoir m’instruire des affaires sur le plus beau théâtre et dans la première cour de l’Europe. Cette place même est d’autant plus agréable qu’il n’y a point de secrétaire d’ambassade en chef ; que vous auriez eu une relation nécessaire et suivie avec le ministre ; et que, pour peu que vous eussiez été touché de l’ambition de vous instruire et de vous élever par votre mérite et par votre assiduité au travail le plus honorable et le plus digne d’un homme d’esprit, vous auriez été plus à portée qu’un autre de prétendre aux postes qui sont d’ordinaire la récompense de ces emplois. M. Dubourg, ci-devant secrétaire du comte de Luc (et à ses gages), est maintenant chargé, à Vienne, des affaires de la cour de France, avec huit mille livres d’appointements. Si vous aviez voulu, j’ose vous répondre qu’une pareille fortune vous était assurée. Quant aux gages, qui vous révoltent si fort, et pourtant si mal à propos, vous auriez pu n’en point prendre ; et, puisque vous pouvez vous passer de secours dans la maison de M. de Bernières, vous l’auriez pu encore plus aisément dans la maison de l’ambassadeur de France, et peut-être n’auriez-vous point rougi de recevoir de la main de celui qui représente le roi des présents qui eussent mieux valu que des appointements.

Vous avez refusé l’emploi le plus honnête et le plus utile qui se présentera jamais pour vous. Je suppose que vous n’avez fait ce refus qu’après y avoir mûrement réfléchi, et que vous êtes sûr de ne vous en point repentir le reste de votre vie. Si c’est Mme de Bernières qui vous y a porté, elle vous a donné un très-méchant conseil ; si vous avez craint effectivement, comme vous le dites, de vous constituer domestique de grand seigneur, cela n’est pas tolérable. Quelle fortune avez-vous donc faite depuis le temps où le comble de vos désirs était d’être ou secrétaire du duc de Richelieu, qui n’était point ambassadeur, ou commis des Paris ? En bonne foi, y a-t-il aucun de vos frères qui ne regardât comme une très-grande fortune le poste que vous dédaignez ?

Ce que je vous écris ici est pour vous faire voir l’énormité de votre tort, et non pour vous faire changer de sentiments. Il fallait sentir l’avantage qu’on vous offrait ; il fallait l’accepter avidement, et vous y consacrer tout entier, ou ne le point accepter du tout. Si vous le faisiez avec regret, vous le feriez mal ; et, au lieu des agréments infinis que vous y pourriez espérer, vous n’y trouveriez que des dégoûts et point de fortune. N’y pensons donc plus, et préférez la pauvreté et l’oisiveté à une fortune très-honnête et à un poste envié de tant de gens de lettres, et que je ne céderais à personne qu’à vous si je pouvais l’occuper. Un jour viendra bien sûrement que vous en aurez des regrets, car vos idées se rectifieront, et vous penserez plus solidement que vous ne faites. Toutes les raisons que vous m’avez apportées vous paraîtront un jour bien frivoles, et, entre autres, ce que vous me dites qu’il faudrait dépenser en habits et en parures vos appointements. Vous ignorez que, dans toutes les cours, un secrétaire est toujours modestement vêtu, s’il est sage, et qu’à la cour de l’empereur, il ne faut qu’un gros drap rouge, avec des boutonnières noires ; que c’est ainsi que l’empereur est habillé, et que d’ailleurs on fait plus avec cent pistoles à Vienne qu’avec quatre cents à Paris. En un mot, je ne vous en parlerai plus ; j’ai fait mon devoir comme je le ferai toute ma vie avec mes amis. Ne songeons plus, mon pauvre Thieriot, qu’à fournir ensemble tranquillement notre carrière philosophique.

Mandez-moi comment va l’édition de l’abbé de Chaulieu, que vous préférez au secrétariat de l’ambassade de Vienne, et n’éloignez pas pourtant de votre esprit toutes les idées d’affaire étrangère au point de ne me pas faire de réponse sur le nom et la demeure du copiste qui a transcrit Mariamne, et qui ne refusera peut-être pas d’écrire pour M. le duc de Richelieu. Enfin, si l’amitié que vous avez pour moi, et que je mérite, est une des raisons qui vous font préférer Paris à Vienne, revenez donc au plus tôt retrouver votre ami. Engagez Mme  de Bernières à revenir à la Saint-Martin ; vous retrouverez un nouveau chant[1] de Henri IV, que M. de Maisons trouve le plus beau de tous ; une Mariamne toute changée, et quelques autres ouvrages qui vous attendent. Ma santé ne me permet pas d’aller à la Rivière ; sans cela je serais assurément avec vous. Je vous gronderais bien sur l’ambassade de Vienne ; mais plus je vous verrais, plus je serais charmé dans le fond de mon cœur de n’être point éloigné d’un ami comme vous.

  1. Formant aujourd’hui le VIe chant.