Correspondance de Voltaire/1728/Lettre 182

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Correspondance de Voltaire/1728
Correspondance : année 1728GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 183-185).
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182. — À M. ***[1].

La quadrature du cercle et le mouvement perpétuel sont des choses aisées à trouver en comparaison du secret de calmer tout d’un coup une âme agitée d’une passion violente. Il n’y a que les magiciens qui prétendent arrêter les tempêtes avec des paroles. Si une personne blessée, dont la plaie profonde montrerait des chairs écartées et sanglantes, disait à un chirurgien : « Je veux que ces chairs soient réunies, et qu’à peine il reste une légère cicatrice de ma blessure ; » le chirurgien répondrait : « C’est une chose qui dépend d’un plus grand maître que moi ; c’est au temps seul à réunir ce qu’un moment a divisé. Je peux couper, retrancher, détruire ; le temps seul peut réparer. »

Il en est ainsi des plaies de l’âme ; les hommes blessent, enveniment, désespèrent ; d’autres veulent consoler, et ne font qu’exciter de nouvelles larmes ; le temps guérit à la fin.

Si donc on se met bien dans la tête qu’à la longue la nature efface dans nous les impressions les plus profondes ; que nous n’avons, au bout d’un certain temps, ni le même sang qui coulait dans nos veines, ni les mêmes fibres qui agitaient notre cerveau, ni par conséquent les mêmes idées ; qu’en un mot, nous ne sommes plus réellement et physiquement la même personne que nous étions autrefois ; si nous faisons, dis-je, cette réflexion bien sérieusement, elle nous sera d’un très-grand secours ; nous pourrons hâter ces moments où nous devons être guéris.

Il faut se dire à soi-même : J’ai éprouvé que la mort de mes parents, de mes amis, après m’avoir percé le cœur pour un temps, m’a laissé ensuite dans une tranquillité profonde ; j’ai senti qu’au bout de quelques années il s’est formé dans moi une âme nouvelle ; que l’âme de vingt-cinq ans ne pensait pas comme celle de vingt, ni celle de vingt comme celle de quinze. Tâchons donc de nous mettre par la force de notre esprit, autant qu’il est en nous, dans la situation où le temps nous mettra un jour ; devançons par notre pensée le cours des années.

Cette idée suppose que nous sommes libres. Aussi la personne qui demande conseil se croit sans doute libre : car il y aurait de la contradiction à demander un conseil dont on croirait la pratique impossible. Nous nous conduisons, dans toutes nos affaires, comme si nous étions bien convaincus de notre liberté : conduisons-nous ainsi dans nos passions, qui sont nos plus importantes affaires. La nature n’a pas voulu que nos blessures fussent en un moment consolidées, qu’un instant nous fît passer de la maladie à la santé ; mais des remèdes sages précipitent certainement le temps de la guérison.

Je ne connais point de plus puissant remède pour les maladies de l’âme que l’application sérieuse et forte de l’esprit à d’autres objets.

Cette application détourne le cours des esprits animaux : elle rend quelquefois insensible aux douleurs du corps. Une personne bien appliquée, qui exécute une belle musique, ou pénétrée de la lecture d’un bon livre qui parle à l’imagination et à l’esprit, sent alors un prompt adoucissement dans les tourments d’une maladie ; elle sent aussi les chagrins de son cœur perdre petit à petit leur amertume. Il faut penser à tout autre chose qu’à ce qu’on veut oublier ; il faut penser souvent, et presque toujours, à ce qu’on veut conserver. Nos fortes chaînes sont, à la longue, celles de l’habitude. Il dépend, je crois, de nous de désunir des chaînons qui nous lient à des passions malheureuses, et de fortifier les liens qui nous enchaînent à des choses agréables.

Ce n’est point que nous soyons les maîtres absolus de nos idées : il s’en faut beaucoup ; mais nous ne sommes point absolument esclaves, et, encore une fois, je crois que l’Être suprême nous a donné une petite portion de sa liberté, comme il nous a donné un faible écoulement de sa puissance de penser.

Mettons donc en usage le peu de forces que nous avons. Il est certain qu’en lisant et en réfléchissant on augmente sa faculté de penser ; pourquoi n’augmenterions-nous pas de même cette faculté qu’on nomme liberté ? Il n’y a aucun de nos sens, aucune de nos puissances, à qui l’art n’ait trouvé des secours. La liberté sera-t-elle le seul attribut de l’homme que l’homme ne pourra augmenter ?

Je suppose que nous soyons parmi des arbres chargés de fruits délicieux et empoisonnés, qu’un appétit dévorant nous porte à cueillir : si nous nous sentons trop faibles pour voir ces fruits sans y toucher, cherchons, et cela dépend de nous, des terrains où ces beaux fruits ne croissent pas.

Voilà des conseils qui sont peut-être, comme tant d’autres, plus aisés à donner qu’à suivre ; mais aussi il s’agit d’une grande maladie, et la personne qui est languissante peut seule être son médecin[2].

  1. Cette lettre, comprise jusqu’à ce jour dans les Mélanges littéraires, ne portait pas de date, et était intitulée Lettre de consolation. Elle doit avoir été écrite après la treizième des Lettres philosophiques (voyez tome XXII, page 121) ; j’ai donc cru pouvoir la placer en 1728. (B.)
  2. Dans quelques éditions on trouve ici une lettre à M.*, qui est placée dans les Mélanges (1727), tome XXII, page 25.