Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 358

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 371-372).
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358. — Á M. THIERIOT.
Ce 5 août.

Je vous regarderais comme l’homme du monde le plus barbare et le plus incapable d’humanité si je ne savais que vous êtes le plus faible. Je suis réduit à la dure nécessité de penser, ou que vous avez voulu séparer votre cause de la mienne, et vous faire un mérite de me manquer, en prenant pour prétexte la fable dont vous me parlez, ou que vous avez eu la misérable faiblesse de la croire.

Est-il possible qu’après vingt années d’une amitié telle que je l’ai eue pour vous, et dans les circonstances où je suis, vous ayez pu penser que je sois capable d’avoir dit la sottise lâche et absurde que vous m’imputez ? Moi, avoir dit que vous m’avez volé mon manuscrit ! Avez-vous eu assez de faiblesse pour le croire ? Monsieur le garde des sceaux, M. Rouillé, M. Hérault, M. Pallu, monsieur le cardinal, ont mes lettres, qui prouvent le contraire, et qui font bien foi que, si vous vous êtes chargé de l’édition de ce livre, ç’a été de mon consentement. J’ai dit, j’ai écrit que je vous en avais chargé moi-même. Il est vrai que, lorsque les calomniateurs ont osé dire que j’avais fait imprimer ce livre à Londres pour en tirer beaucoup d’argent, mes amis ont répondu qu’il n’y avait pas eu plus de cent louis de profit, et que je vous l’avais entièrement abandonné pour la peine que vous deviez prendre de cette édition (si mal faite). Parlez à M. Rouillé, parlez à M. Hérault, à M. d’Argental, à tous ceux qui sont au fait de cette affaire, et vous verrez combien l’imputation d’avoir dit que vous m’aviez volé mon manuscrit est une calomnie insigne. Mais je veux que des personnes de considération, trompées, je ne sais comment, aient pu vous avoir fait un rapport aussi faux et aussi indigne : n’était-il pas du devoir de l’amitié de m’écrire sur-le-champ pour vous en éclaircir ? Vous me deviez bien au moins cette reconnaissance ; vous deviez cet éclaircissement à vingt années d’une liaison étroite, à votre honneur et au mien. Deux vieux amis qui se brouillent se déshonorent, et vous, qui deviez aller au-devant de ces lâches soupçons, par tant de raisons ; vous, qui disiez que vous veniez à Paris pour me voir ; vous, qui, après tout, avez seul eu quelque avantage d’une affaire qui m’a rendu le plus malheureux homme du monde, vous êtes un mois sans m’écrire, et vous oubliez assez tous les devoirs pour parler de moi d’une manière désagréable. Je vous avoue que, si quelque chose m’a touché dans mon malheur, c’est un procédé si étrange. Je ne serais pas étonné que la même paresse et que la même légèreté de caractère, qui vous a fait à Londres négliger la révision même de cette édition, qui vous a empêché de m’envoyer les journaux et de me donner les avis nécessaires, vous eût empêché aussi de m’écrire, depuis que vous êtes à Paris ; mais pousser ce procédé jusqu’à faire gloire d’être mal avec moi, voilà ce que je ne peux croire. Je veux donner un démenti à ceux qui le disent, comme je le donne à ceux qui m’ont calomnié sur votre compte. Si jamais nous avons dû être unis, c’est dans un temps où une affaire qui nous est en partie commune a fait ma perte. Il est de votre honneur d’être mon ami, et mon cœur s’accorde, en cela, avec votre devoir. Je n’ai fait aucune prière au ministère, mais j’en fais à l’amitié. Je fais plus de cas de la vertu que des puissances, et je mérite que vous m’aimiez, que vous rougissiez de votre procédé, et que vous me défendiez contre la calomnie, qui ose m’attaquer jusque dans vous-même.