Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 359

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 372-373).
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359. — Á M. DE FORMONT.

Philosophe aimable, à qui il est permis d’être paresseux, sortez un moment de votre douce mollesse, et ne donnez pas au chanoine Linant l’exemple dangereux d’une oisiveté qui n’est pas faite pour lui. Je lui mande[1], et vous en conviendrez, que ce qui est vertu dans un homme devient vice dans un autre. Écrivez-moi donc souvent pour l’encourager, et renvoyez-le-moi, quand vous l’aurez mis dans le bon chemin. J’ai besoin qu’il vienne m’exciter à rentrer dans la carrière des vers. Il y a bien longtemps que je n’ai monté les cordes de ma lyre. Je l’ai quittée pour ce qu’on appelle philosophie, et j’ai bien peur d’avoir quitté un plaisir réel pour l’ombre de la raison. J’ai relu le raisonneur Clarke, Malebranche, et Locke. Plus je les relis, plus je me confirme dans l’opinion où j’étais que Clarke est le meilleur sophiste qui ait jamais été ; Malebranche, le romancier le plus subtil ; et Locke, l’homme le plus sage. Ce qu’il n’a pas vu clairement, je désespère de le voir jamais. Il est le seul, à mon avis, qui ne suppose point ce qui est en question. Malebranche commence par établir le péché originel, et part de là pour la moitié de son ouvrage ; il suppose que nos sens sont toujours trompeurs, et de là il part pour l’autre moitié.

Clarke, dans son second chapitre de l’existence de Dieu, croit avoir démontré que la matière n’existe point nécessairement, et cela, par ce seul argument que, si le tout existait de nécessité, chaque partie existerait de la même nécessité. Il nie la mineure ; et, cela fait, il croit avoir tout prouvé ; mais j’ai le malheur, après l’avoir lu bien attentivement, de rester sur ce point sans conviction. Mandez-moi, je vous prie, si ses preuves ont eu plus d’effet sur vous que sur moi.

Il me souvient que vous m’écrivîtes, il y a quelque temps, que Locke était le premier qui eût hasardé de dire que Dieu pouvait communiquer la pensée à la matière. Hobbes l’avait dit avant lui, et j’ai idée qu’il y a, dans le De Natura deorum, quelque chose qui ressemble à cela.

Plus je tourne et je retourne cette idée, plus elle me paraît vraie. Il serait absurde d’assurer que la matière pense, mais il serait également absurde d’assurer qu’il est impossible qu’elle pense. Car, pour soutenir l’une ou l’autre de ces assertions, il faudrait connaître l’essence de la matière, et nous sommes bien loin d’en imaginer les vraies propriétés. De plus, cette idée est aussi conforme que toute autre au système du christianisme, l’immortalité pouvant être attachée tout aussi bien à la matière, que nous ne connaissons pas, qu’à l’esprit, que nous connaissons encore moins.

Les Lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques, et diaboliques, se vendent en anglais, à Londres, avec un grand succès. Mais les Anglais sont des papefigues maudits de Dieu, qui sont tous faits pour approuver l’ouvrage du démon. J’ai bien peur que l’Église gallicane ne soit un peu plus difficile. Jore m’a promis une fidélité à toute épreuve. Je ne sais pas encore s’il n’a pas fait quelque petite brèche à sa vertu. On le soupçonne fort, à Paris, d’avoir débité quelques exemplaires. Il a eu sur cela une petite conversation avec M. Hérault, et, par un miracle plus grand que tous ceux de saint Paris et des apôtres, il n’est point à la Bastille, Il faut bien pourtant qu’il s’attende à y être un jour. Il me paraît qu’il a une vocation déterminée pour ce beau séjour. Je tâcherai de n’avoir pas l’honneur de l’y accompagner.

  1. Voyez, tome X, page 498, dans les Poésies mêlées (année 1733), les vers adressés à Linant.