Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 364

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 381-383).
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364. — Á M. LE MARQUIS DE CAUMONT[1].
à avignon
Ā Paris, près Saint-Gervais, 15 septembre 1733.

Je ne dirai pas, monsieur, désormais que les beaux-arts ne sont point honorés et récompensés dans ce siècle ; la lettre flatteuse que je reçois de vous est le prix le plus précieux de mes faibles ouvrages. Chapelain cherchait des pensions, et laisait sa cour aux ministres. Feu Lamotte, d’ailleurs homme d’esprit et homme aimable, avait passé toute sa vie à se faire une cabale. Mais ni les cabales, ni les ministres, ni les princes, ne font la vraie réputation : elle n’est jamais fondée, monsieur, que sur des suffrages comme le vôtre. Il faut plaire aux esprits bien faits, dit Pascal ; et s’il n’avait jamais écrit que des pensées aussi vraies, je n’aurais jamais pris la petite liberté de combattre beaucoup de ses idées, comme j’ai fait dans ces Lettres anglaises dont vous m’avez fait l’honneur de me parler. Si elles paraissaient déjà en français, je ne manquerais pas de vous les envoyer, et je braverais les censures du vice-légat : car je suis bien plus jaloux de votre absolution que je ne crains l’excommunication della santa Chiesa. En attendant, je fais partir à votre adresse, par le carrosse, un paquet qui contient deux exemplaires de la Henriade, d’une nouvelle édition prétendue d’Angleterre, avec un Essai sur la Poésie épique. J’avais d’abord composé cet Essai en anglais, et il avait été traduit par l’abbé Desfontaines, homme fort connu dans la littérature. Mais je l’ai depuis travaillé en français, et je l’ai calculé pour notre méridien. Je vous supplie de vouloir bien accepter cet hommage avec bonté. J’y aurais joint l’Histoire de Charles XII ; mais j’en attends incessamment une nouvelle édition, dans laquelle on a corrigé beaucoup d’erreurs. On a mis à la fin de cette édition les Remarques de La Motraye, voyageur curieux, mais qui n’a rien vu qu’avec les yeux du corps, et qui ressemble aux courriers qui voient tout, portent tout, et ne savent rien. Il y a en marge une réponse à ces Remarques, le tout pour l’honneur de la vérité, ’dont je suis uniquement partisan.

Tios Rutulusve fuat, nullo discrimine habebo.

D’ordinaire les histoires sont des satires ou des apologies, et l’auteur, malgré qu’il en ait, regarde le héros de son histoire comme un prédicateur regarde le saint de son sermon ; on mêle partout de l’enthousiasme, et il n’en faut avoir qu’en vers. Pour moi, je n’en ai point en écrivant l’histoire, et si jamais j’écris quelque chose sur le siècle de Louis XIV, je le ferai en homme désintéressé. J’aime à vous rendre compte, monsieur, de mes occupations et de mes sentiments, pour les soumettre au jugement d’un homme comme vous. Je remercierai toute la vie M. l’abbé de Sade de m’avoir procuré l’honneur de votre correspondance. Je le prends pour mon protecteur auprès de vous ; il vous persuadera de m’aimer, car il persuade tout ce qu’il veut. Je regarderais comme un des plus heureux temps de ma vie celui que je pourrais passer entre vous deux. À Paris, on ne se voit jamais qu’en passant. Ce n’est que dans les villes où la bonne compagnie est moins dissipée et plus rassemblée qu’on peut jouir du commerce des gens qui pensent. Ce ne serait pas des muscats et du thon que je viendrais chercher : j’achèterais votre conversation et la sienne de tous les raisins du monde. Mais vous m’avouerez qu’il serait plaisant que l’auteur de la Henriade et des Lettres anglaises vînt chercher un asile dans les terres du saint-père. Je crois qu’au moins il me faudrait un passeport.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’estime la plus vive et la plus respectueuse reconnaissance, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Voltaire.

  1. Cette lettre et les cinq autres adressées à la même personne m’ont été communiquées par M. Ch. Romey. (B.) — Voyez, sur Caumont, la note de la page 378.