Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 392

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 408-409).
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392. — Á M. DE FORMONT[1].
Ce vendredi,.. février 1734.

J’ai vu après mon agonie votre beau-frère, M. Deschamps, qui me parait avoir pris de vous de la sagesse et de l’agrément. Il ne se hâte jamais de juger, et il juge bien ; Dieu le bénira.

Cependant il faut, mon aimable philosophe, que je ne parte point de ce monde sans avoir un peu raisonné avec vous. Il me semble que mon vaisseau ne serait pas lesté si vous n’y aviez mis quelques grains de votre douce et aimable philosophie.

Je vous fais transcrire Adélaïde, pour vous et pour M. de Cideville ; vous la relirez, si vous pouvez, et vous m’en direz votre avis.

Les petites pièces, les opéras, la Mort de César, viendront, je vous le proteste. Patientiam habe in me, et ego omnia reddam tibi.. Mais comment donc ? les Charles XII ne vous sont pas encore parvenus ? On meurt dans ce monde-ci sans avoir rien fait de ce qu’on voulait y faire.

Annoncez encore à M, de Cideville que vous aurez la Vie de Molière, et un abrégé historique et critique de ses pièces ; le tout de ma façon, par ordre de monsieur le garde des sceaux, pour mettre à la tête de l’édition in-4o de Molière[2].

Il pleut ici des mauvais livres ; mais on dit beaucoup de bien de la comédie de la Surprise de la haine[3].

Pour notre Linant, il a déjà fait une scène depuis deux ans, et cette scène ne vaut pas le diable. J’ai bien peur qu’il ne prenne du goût pour du talent. Je suis d’ailleurs plus mécontent de lui que de sa scène. Je ne sais ce qu’il a imaginé en venant loger chez moi ; il est assurément comme mon fils, et il me coûte beaucoup. Cependant il s’est plaint à trois ou quatre personnes qu’il n’avait pas assez pour ses menus plaisirs. Messieurs, vous l’avez gâté ; il se croit au-dessus de son état, avant de s’en être tiré ; il croit que c’est pour honorer son mérite que je l’ai recueilli chez moi, où il m’est absolument inutile. Il ne se doute pas que ce n’est qu’à la considération de vous et de M. de Cideville. Il dort, mange, et va poudré blanc à l’orchestre de la Comédie : voilà sa vie. Sa paresse et sa hauteur très-déplacée le rendront bien malheureux ; mieux aurait valu pour lui sans doute être clerc de procureur, mais il est incapable d’affaires. S’il joint à tout cela l’ingratitude dont il me paye, il faut au moins que vous lui laviez la tête. M. de Cideville lui écrit comme s’il écrivait à son ami intime, établi dans le monde et considéré. Il le perd avec ces séductions-là. Pour moi, je ne lui parle de rien : mes conseils pourraient avoir l’air de reproches ; c’est à vous et à M. de Cideville à lui parler.

Adieu, je vous demande pardon.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Voyez, dans les Mélanges, tome XXIII, pace 87.
  3. Par Boissy.