Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 421

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 442-443).
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421. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 24 juillet.

Je reviens à mon gîte après avoir erré pendant un mois. Cette vie vagabonde m’a empêché, mon cher ami, de recevoir plus tôt les lettres qui m’étaient adressées depuis longtemps. J’en reçois trente à la fois ; mais les vôtres me sont toujours les plus précieuses. J’y vois toujours le cœur le plus tendre, avec l’esprit le plus juste et le plus fin.

Vous ne pourrez blâmer le petit voyage que j’ai fait à l’armée. Pourriez-vous condamner ce que le cœur fait faire ? Tout mon chagrin est de n’en avoir pas fait autant que vous. Vous savez que, depuis longtemps, tous mes désirs et toutes mes espérances sont de passer avec vous quelques jours dans les douceurs de l’amitié, et dans une jouissance entière des belles-lettres, que nous aimons tous deux également ; de vous montrer mes ouvrages nouveaux, de les corriger sous vos yeux, de rassembler toutes ces petites pièces fugitives dont j’ai de quoi vous faire un petit recueil ; enfin, de vous parler et de vous entendre. Je ne haïrais pas de passer quelques semaines à Canteleu, si on pouvait n’y voir que vos amis, et n’y être point décelé par les domestiques.

J’irais même chez le marquis[1], malgré les conditions dures qu’il m’impose. Quel barbare que monsieur le marquis ! Il ne veut point laisser aux gens liberté de conscience.

Je ne connais point le petit libelle[2] que quelque honnête dévot et quelque bon citoyen aura pieusement fait contre moi ; mais je crains plus les lettres de cachet que tous les ouvrages qu’on peut faire contre les Lettres philosophiques.

Parmi les lettres qui m’ont été renvoyées de Strasbourg, j’en vois une de M. de Formont, dans laquelle il me mande que votre parlement s’est signalé aussi ; mais il ne me mande point qu’on ait rendu un arrêt contre ceux qui ont vu et corrigé l’édition. Je plains bien ces pauvres gens qui ont part à la brûlure. Si ce saint zèle continue, cela va faire le tour du royaume, et on sera brûlé douze fois[3] : cela est assez honorable, entre nous ; mais il faut avoir de la modestie.

Pour Jore, je le crois en cendres. Je n’entends point parler de lui. À l’égard de la copie de la lettre[4] que je vous envoyai, il y a un mois, c’était uniquement pour vous amuser, vous et deux ou trois honnêtes gens. Avez-vous pu penser un moment que ces mystères soient faits pour les profanes ?

Odi profanum vulgus, et arceo.

(Hor., lib. III, od. i.)

Mille tendres compliments à tous nos amis. Adieu ; je vous embrasse mille fois ; adieu, mon cher ami. V.

  1. Le marquis de Lézeau ; voyez le deuxième alinéa de la lettre suivante.
  2. Lettres servant de réponse aux Lettres philosophiques (par Molinier) ; voyez tome XXII, page 81.
  3. Il y avait alors en France douze parlements ; voyez la note, tome XV, page 531.
  4. La lettre à La Condamine, du 22 juin.