Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 447

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 459-460).
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447. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Décembre.

Je vous envoie, mon charmant ami, une tragédies[1], au lieu de moi. Si elle n’a pas l’air d’être l’ouvrage d’un bon poète, elle aura celui d’être, au moins, d’un bon chrétien ; et, par le temps qui courts[2], il vaut mieux faire sa cour à la religion qu’à la poésie. Si elle n’est bonne qu’à vous amuser quelques moments, je ne croirai pas avoir perdu ceux que j’ai passés à la composer ; elle a servi à faire passer quelques heures à Mme du Châtelet. Elle et vous me tenez lieu du public ; vous êtes seulement l’un et l’autre plus éclairés et plus indulgents que le parterre. Si, après l’avoir lue, vous la jugez capable de paraître devant ce tribunal dangereux, c’est une aventure périlleuse que j’abandonne à votre discrétion, et que j’ose recommander à votre amitié. Surtout laissez-moi goûter le plaisir de penser que vous avez seul, avec Mme du Châtelet, les prémices de cet ouvrage. Je ne peux pas assurément exclure monsieur votre frère de la confidence ; mais, hors lui, je vous demande en grâce que personne n’y soit admis. Vous pourriez faire présenter l’ouvrage à l’examen secrètement, et sans qu’on me soupçonnât. Je consens qu’on me devine à la première représentation ; je serais même fâché que les connaisseurs s’y pussent méprendre ; mais je ne veux pas que les curieux sachent le secret avant le temps, et que les cabales, toujours prêtes à accabler un pauvre homme, aient le temps de se former. De plus, il y a bien des choses dans la pièce qui passeraient pour des sentiments très-religieux dans un autre, mais qui, chez moi, seraient impies, grâce à la justice qu’on a coutume de me rendre.

Enfin le grand point est que vous soyez content ; et, si la pièce vous plaît, le reste ira tout seul : trouvez seulement mon enfant joli, adoptez-le, et je réponds de sa fortune. Je n’ai point vu le conte du jeune Crébillon. On dit que si je l’avais fait, je serais brûlé : c’est tout ce que j’en sais. Je n’ai point lu les Mécontents[3], et ne sais même s’ils sont imprimés. J’ai vécu, depuis deux mois, dans une ignorance totale des plaisirs et des sottises de votre grande ville. Je ne sais autre chose, sinon que je regrette votre commerce charmant, et que j’ai bien peur de le regretter encore longtemps. Voilà ce qui m’intéresse, car je vous serai attaché toute ma vie, et j’en mettrai le principal agrément à en passer quelques années avec vous. Parlez de moi, je vous en prie, à la philosophe[4] qui vous rendra cette lettre : elle est comme vous, l’amitié est au rang de ses vertus ; elle a de l’esprit sans jamais le vouloir ; elle est vraie en tout. Je ne connais personne au monde qui mérite mieux votre amitié. Que ne suis-je entre vous deux, mon cher ami, et pourquoi suis-je réduit à écrire à l’un et à l’autre !

Adieu ; je vous embrasse ; adieu, aimable et solide ami.

  1. Alzire.
  2. Allusion à l’arrêt du 10 juin.
  3. Comédie en vers, de La Bruère, jouée le 1er décembre 1734.
  4. Mme  du Châtelet, qui retournait de Cirey à Paris.