Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 509

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 529-531).
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509. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 20 septembre, à Cirey, par Vassy.

Que devient mon cher Cideville ?
Et pourquoi ne m’écrit-il plus ?
Est-ce Thémis, est-ce Vénus
Qui l’a rendu si difficile ?

Soit que d’un vieux papier timbré
Il débrouille le long grimoire,
Soit qu’un tendre objet adoré
Lui cède une douce victoire ;

Il faut que, loin de m’oublier,
Il m’écrive avec allégresse,
Ou sur le dos de son greffier.
Ou sur le cul de sa maîtresse.

Ah ! datez du cul de Manon ;
C’est de là qu’il me faut écrire ;
C’est le vrai trépied d’Apollon,
Plein du beau feu qui vous inspire.

Écrivez donc des vers badins ;
Mais, en commençant votre épître,
La plume échappe de vos mains,
Et vous f… votre pupitre.

Mais d’où vient que j’écris de ces vilenies-là ? C’est que je deviens grossier, mon cher ami, depuis que vous m’abandonnez. Savez-vous bien qu’il y a plus de trois mois que je n’ai mis deux rimes l’une auprès de l’autre ? J’avais compté que Linant soufflerait un peu mon feu poétique, qui s’éteint ; mais le pauvre homme passe sa vie à dormir, et, qui pis est, non somniat in Parnasso[1]. Il ne cultive en lui d’autre talent que celui de la paresse. Son corps et son âme sacrifient à l’indolence : c’est là sa vocation. Je ne compte plus sur des tragédies de sa façon ; je ne lui demande, à présent, que de savoir au moins un peu de latin, Hélas ! à propos de tragédie, je ne sais quel infâme a fait imprimer ma pièce de la Mort de César. Il est dur de voir ainsi mutiler ses enfants : cela crie vengeance. L’éditeur a plus massacré César que Brutus et Cassius n’ont jamais fait. Cependant ne doutez pas que le public malin ne me juge sur cette édition, et que les gens de lettres, grands calomniateurs de leur métier, ne disent que c’est moi qui ai fait clandestinement imprimer la pièce.

Le pays de la littérature me paraît actuellement inondé de brochures ; nous sommes dans l’automne du bon goût et au temps de la chute des feuilles. Le Pour et Contre est plus insipide que jamais, et les Obervations de l’abbé Desfontaines sont des outrages qu’il fait régulièrement une fois par semaine à la raison, à l’équité, à l’érudition, et au goût. Il est difficile de prendre un ton plus suffisant, et d’entendre plus mal ce qu’il loue et ce qu’il condamne. Ce pauvre homme, qui veut se donner pour entendre l’anglais, donne l’extrait d’un livre anglais[2] fait en faveur de la religion, comme d’un livre d’athéisme. Il n’y a pas une de ses feuilles qui ne fourmille de fautes. Je me repens bien de l’avoir tiré de Bicêtre, et de lui avoir sauvé la Grève. Il vaut mieux, après tout, brûler un prêtre que d’ennuyer le public. Oportet aliquem mori pro populo[3]. Si je l’avais laissé cuire, j’aurais épargné au public bien des sottises.

J’attends, depuis près d’un mois, le quatrième livre de lÈnèide, en vers français, de la façon de notre ami Formont ; on l’a mis dans un ballot de porcelaines que nous espérons recevoir incessamment. Son Épître sur la décadence du goût me donne grande opinion de sa traduction. Je ne sais si l’abbé du Resnel[4] a fini celle qu’il a entreprise de l’Essai de Pope sur l’Homme. Ce sont des épîtres morales en vers, qui sont la paraphrase de mes petites Remarques sur les Pensées de Pascal. Il prouve, en beaux vers, que la nature de l’homme a toujours été et toujours dû être ce qu’elle est. Je suis bien étonné qu’un prêtre normand ose traduire de ces vérités.

J’ai lu les Fêtes Indiennes, et très-indiennes[5] ; les Adieux de Mars[6], tout propres à être reliés avec la Didon, à être loués par le Mercure galant et par l’abbé Desfontaines, et à faire bâiller les honnêtes gens. J’ai voulu lire Vert-Vert, poëme digne d’un élève du Père du Cerceau, et je n’ai pu en venir à bout. Heureusement je n’ai point reçu Abensaïd[7].

Je me console, avec le Siècle de Louis XIV, de toutes les sottises du siècle présent. J’attends quelque chose de vous comme un baume sur toutes ces blessures. Je me flatte que vous avez reçu ma lettre où je vous parlais de vos petits Daphnis et Chloé.

Adieu, mon très-cher ami.

Émilie me fait décacheter ma lettre, pour vous dire qu’elle voudrait bien que Cirey fût auprès de Rouen. Mais comment oserai-je vous parler de la sublime et délicate Émilie, après la lettre grossière que je vous ai écrite ? Son nom épure tout cela. Vous croyez bien qu’elle n’a point lu cette lettre, qu’il faut brûler. V.

  1. Nec in bicipiti somniasse Parnasso
    Memini.

    (Pers., Prolog., v. 2.)
  2. Voyez tome XXII, page 385.
  3. Jean, xviii, 14.
  4. Voyez la note sur la lettre 267.
  5. Les Indes galantes ; voyez la note sur la lettre 496.
  6. Comédie en un acte et en vers libres, par Lefranc de Pompignan, jouée sur le Théâtre-Italien, le 30 juin 1735.
  7. Voyez la note sur la lettre 485.