Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 544

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 5-7).
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544. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, le 13 janvier.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, que je vais me répandre en plaintes et en reproches sur le dernier orage que je viens d’essuyer ;

Que je vais accuser et les vents et les eaux,
Et mon pays ingrat, et le garde des sceaux.[1].

Non, mon ami ; cette nouvelle attaque de la fortune n’a servi qu’à me faire sentir encore mieux, s’il est possible, le prix de mon bonheur. Jamais je n’ai plus éprouvé l’amitié vertueuse d’Èmilie ni la vôtre ; jamais je n’ai été plus heureux ; il ne me manque que de vous voir. Mais c’est à vous à tromper l’absence par des lettres fréquentes, où nos âmes se parlent l’une à l’autre en liberté. J’aime à vous mettre tout mon cœur sur le papier, comme je vous l’ouvrais autrefois dans nos conversations.

Je vais donc me donner le plaisir de répondre, article par article, à votre charmante lettre du 6 janvier. Je commence par la respectable Émilie, {{lang|la|a se principium sibi desinet. Elle a été touchée sensiblement de ce que vous lui avez écrit ; elle pense comme moi, que vous êtes un ami rare, aussi bien qu’un homme d’un goût exquis, et un amateur éclairé de tous les beaux-arts. Nous vous regardons tous deux comme un homme qui excelle dans le premier de tous les talents, celui de la sociélté.

Si vous revoyez les deux chevaliers[2] sans peur et sans reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je leur ai écrit ; mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec quelle sensibilité je suis touché de leurs bontés, et combien je suis orgueilleux d’avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes du royaume.

M. Lefranc ne paraît pas au moins le plus modeste. Je vous envoie la copie d’une lettre que j’ai écrite aux comédiens[3], qui se trouve heureusement servir de contraste à celle pleine d’amour-propre par laquelle il les a probablement révoltés. Au reste, je me défie de mon ouvrage autant que Lefranc est sûr du sien ; non pas que je veuille avoir le plaisir d’opposer de la modestie à sa vanité, mais parce que je connais mieux le danger, et que je connais, par expérience, ce que c’est que d’avoir affaire au public.

Je vous supplie de dire à M. d’Argental qu’il faut absolument que la Lettre de M. Algarotti soit imprimée[4]. Je ne veux ni rejeter l’honneur qu’il m’a fait, ni le priver du plaisir de sentir le cas que je fais de cet honneur. Il aurait raison d’être piqué si je ne faisais pas servir sa lettre à l’usage auquel il la destine.

Je vous prie de remercier pour moi le vieux bonhomme La Serre[5].

J’approuve infiniment la manière dont vous vous conduisez avec les mauvais auteurs. Il n’y a aucun écrivain médiocre qui n’ait de l’esprit, et qui par là ne mérite quelque éloge. Vous avez grande raison de distinguer M. Destouches de la foule : c’est un homme sage dans sa conduite comme dans son style, et que j’honore beaucoup.

Je compte vous envoyer, dans quelque temps, la copie de Samson. Je persiste, jusqu’à nouvel ordre, dans l’opinion qu’il faut, dans nos opéras, servir un peu plus la musique, et éviter les langueurs du récitatif. Il n’y en aura presque point dans Samson, et je crois que le génie d’Orphée-Rameau y sera plus à son aise ; mais il faudra obtenir un examinateur raisonnable, qui se souvienne que Samson se joue à l’Opéra, et non en Sorbonne. Prêtez-vous donc, je vous prie, à ce nouveau genre d’opéra, et disons avec Horace :

imitatores servum pecus ! · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., liv. I, ép. xix, v. 19.)

Je m’occupe à présent à mettre la dernière main à notre Henriade,

· · · · · · · · · · · · · · · Faisant ore un tendon[6],
Ore un repli, puis quelque cartilage,
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.

Mes tragédies et mes autres ouvrages ont bien l’air d’être peu de chose. Je voudrais qu’au moins la Henriade pût aller à la postérité, et justifier votre estime et votre amitié pour moi. Je vous embrasse ; buvez à ma santé chez Pollion[7].

  1. C’est peut-être une imitation de ces vers du Légataire, acte III, scène x :
    Et vous aurez pour vous, malgré les envieux,
    Et Lisette, et Crispin, et l’enfer, et les dieux.
  2. Le bailli de Froulai et le chevalier d’Aidie.
  3. Voyez la lettre. 529.
  4. Sur la tragédie de la Mort de César.
  5. Voyez la lettre 339.
  6. Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeur de moules, liv. Il des Contes de La Fontaine, v. 47.
  7. Ce nom désigne La Popelinière ; voyez la lettre 570.