Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 649

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 135-136).
◄  Lettre 648
Lettre 650  ►

649. — À M. DE LA FAYE[1],
secrétaire du cabinet du roi.
Septembre.

On vous attend à Cirey, mon cher ami ; venez voir la maison dont j’ai été l’architecte. J’imite Apollon : je garde des troupeaux, je bâtis, je fais des vers, mais je ne suis pas chassé du ciel ; vous verrez sur la porte :

Ingens incepta est, fit parvula casa ; sed ævum
Degitur hic felix et bene, magna sat est[2].

Vous serez bien plus content de la maîtresse de la maison que de mon architecture. Une dame qui entend Newton, et qui aime les vers et le vin de Champagne comme vous, mérite de recevoir des visites des sages de toute espèce.

Vous aurez peut-être vu, à Strasbourg, un assez gros libelle[3] qui voudrait être diffamatoire, mais qui n’est pas à craindre, attendu qu’il est de Rousseau. Il dit gravement, dans ce beau libelle, que la source de sa haine contre moi vient de ce qu’il y a dix ans, en passant à Bruxelles, je scandalisai le monde à la messe, et que je lui récitai des vers satiriques ; et, ce qui est de plus incroyable, c’est qu’il ose citer sur cela M. le duc d’Aremberg et M. le comte de Lannoi. En vérité, être accusé d’indévotion, et s’entendre reprocher la satire par Rousseau, c’est être accusé de vol par Cartouche, et de sodomie par des Chauffours[4]. Je vous envoie la Crépinade, qui ne le corrigera pas, parce qu’il n’a pas été corrigé par monsieur votre père. Adieu, je vous attends ; il y a encore ici

Certain vin frais, dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Avec éclat fait voler le bouchon ;
Il part, on rit, il frappe le plafond.
De ce nectar l’écume pétillante
De nos Français est l’image brillante[5].

  1. Jean-François Leriget de La Faye, mort à Gênes en 1747 des suites de ses blessures, était fils de Jean-Élie de La Faye, mort en 1718 ; voyez tome XIV, page 88.
  2. Voltaire, qui n’avait, peut-être pas encore fait graver ces vers sur la pierre au moment même où il écrivait à La Faye, les corrigea ensuite ; et voici comme je les ai lus, en 1821 et en 1827, sur la porte du principal corps de logis de Cirey, resté, jusqu’à présent, dans l’état où il était en 1736 :
    Hæc ingens incepta domus fit parva ; sed ævum
    Degitur hic (Cl.)
  3. C’est la lettre à laquelle répond le n° 646.
  4. Voyez la lettre 515.
  5. Ces vers, à quelques mots près, sont du Mondain ; voyez tome X.