Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 847

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 446-448).
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847. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Le 31 mars.

Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j’ai reçu, deux jours de poste successivement, les lettres de M. THieriot ouvertes[1]. Je ne jurerais pas même que la dernière[2] que vous m’avez écrite n’ait essuyé le même sort. J’ignore si c’est en France, ou dans les États du roi mon père, qu’elles ont été victimes d’une curiosité assez mal placée. On peut savoir tout ce que contient notre correspondance. Vos lettres ne respirent que la vertu et l’humanité, et les miennes ne contiennent, pour l’ordinaire, que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets auxquels la plupart du monde ne s’intéresse guère. Cependant, malgré l’innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez assez ce que c’est que les hommes, et qu’ils ne sont que trop portés à mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai donc de ne point adresser par M. Thieriot les lettres qui rouleront sur la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin-Dubreuil ; elles me parviendront plus tard, mais j’en serai récompensé par leur sûreté. Quand vous m’écrirez des lettres où il n’y aura que des bagatelles, adressez-les à votre ordinaire par M. Thieriot, afin que les curieux aient de quoi se satisfaire.

Césarion me charme par tout ce qu’il me dit de Cirey. Votre histoire du Siècle de Louis XIV m’enchante. Je voudrais seulement que vous n’eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable ; aussi suis-je sûr que vous n’avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité ; je ne la prodiguerais pas si je ne vous en croyais très-digne.

Si les histoires de l’univers avaient été écrites comme celle que vous m’avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais, et plus je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n’ai lu de plus beau style que celui de l’Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux ou trois fois, tant j’en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup ; tout est nourri de réflexions excellentes ; aucune fausse pensée, rien de puéril, et, avec cela, une impartialité parfaite. Dès que j’aurai lu tout l’ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques, entre autres sur les noms allemands, qui sont un peu maltraités : ce qui peut répandre de l’obscurité sur cet ouvrage, puisqu’il y a des noms qui sont si défigurés qu’il faut les deviner.

Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont faits et qui peuvent être de quelque instruction : ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m’impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans certains livres : c’est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu’un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.

Il me faut de l’application et une contention d’esprit pour étudier vos Éléments de Newton ; ce qui se fera après Pâques, faisant une petite absence pour prendre

ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance[3].

Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu’en se défendant d’une main, tandis qu’ils travaillaient de l’autre.

Avouez que mon système est insupportable ; il me l’est quelquefois à moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n’en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m’en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S’il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c’est qu’il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable à Cirey.

J’envoie une petite bagatelle[4] à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J’espère qu’elle voudra la placer dans ses entresols, et qu’elle voudra s’en servir pour ses compositions.

Je n’ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J’ai envié à mon ami d’avoir conversé avec vous, et de posséder encore votre portrait. C’en est trop, me suis-je dit, il faut que nous partagions les faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c’est à qui vous aimera et vous estimera le plus.

J’ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives : la Moderation[5] dans le bonheur, le Cadenas, le Temple de l’Amitié, etc., tout cela m’a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois. Que la marquise n’oublie pas d’ouvrir l’encrier. Soyez persuadé que je ne regrette rien plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très-fidèlement affectionné ami.

Fédéric

  1. D’après ce qu’en dit Frédéric, dans l’avant-dernier alinéa de sa lettre du 19 avril suivant, il paraît que celles de Thieriot n’avaient pas été ouvertes ; mais c’était une inadvertance des employés secrets de la poste, à Paris et à Berlin. (Cl.)
  2. Celle du 8 mars.
  3. Ces deux vers sont de Voltaire ; voyez, tome X, page 250, l’Épître au duc de Sully.
  4. C’était une écritoire, dont Voltaire parle dans la lettre 928.
  5. Allusion à l’un des trois premiers Discours sur l’Homme, et non au quatrième, que le prince n’avait pas encore reçu, mais qu’il semble indiquer ici.