Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 872

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 483-486).
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872. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Cirey-Kittis[1], 22 mai.

Je viens de lire, monsieur, une histoire et un morceau de physique[2] plus intéressant que tous les romans. Mme du Châtelet va le lire ; elle en est plus digne que moi. Il faut au moins, pendant quelle aura le plaisir de s’instruire, avoir celui de vous remercier.

Il me semble que votre préface est très-adroite, qu’elle fait naître dans l’esprit du lecteur du respect pour l’importance de l’entreprise, qu’elle intéresse les navigateurs, à qui la figure de la terre était assez indifférente ; qu’elle insinue sagement les erreurs des anciennes mesures et l’infaillibilité des votres ; qu’elle donne une impatience extrême de vous suivre en Laponie.

Dès que le lecteur y est avec vous, il croit être dans un pays enchanté dont les philosophes sont les fées. Les Argonautes, qui s’en allèrent commercer dans la Crimée, et dont la bavarde Grèce a fait des demi-dieux, valaient-ils, je ne dis pas les Clairaut, les Camus, et les Lemonnier, mais les dessinateurs qui vous ont accompagné ? On les a divinisés ; et vous ! quelle est votre récompense ? Je vais vous le dire d’estime des connaisseurs, qui vous répond de celle de la postérité. Soyez sûr que les suffrages des êtres pensants du XVIIIe siècle sont fort au-dessus des apothéoses de la Grèce.

Je vous suis avec transport et avec crainte à travers vos cataractes, et sur vos montagnes de glace :

Quod latus mundi nebulæ, malusque
Juppiter urget.

(Hor., lib. I, od. xxii, v. 19.)

Certainement vous savez peindre ; il ne tenait qu’à vous d’être notre plus grand poète comme notre plus grand mathématicien. Si vos opérations sont d’Archimède, et votre courage de Christophe Colomb, votre description des neiges de Tornéo est de Michel-Ange, et celle des espèces d’aurores boréales est de l’Albane. Tout ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez point voulu nous dire la raison pourquoi un ciel si charmant couvrait une terre si affreuse. Eh bien ! moi, qui la sais (et c’est la seule chose que je sache mieux que vous), je vous la dirai :

Lorsque la Vérité, sur les gouffres de l’onde,
Dirigeait votre course aux limites du monde,
Tout le Nord tressaillit, tout le conseil des dieux
Descendit de l’Olympe, et vint sur l’hémisphère
Contempler à quel point les enfants de la terre
Oseraient pénétrer dans les secrets des cieux.
Iris y déployait sa charmante parure
Dans cet arc lumineux que nous peint la nature ;
Prodige pour le peuple, et charme de nos yeux.

Pour la seconde fois, oubliant sa carrière,
Détournant ses chevaux et son char de rubis,
Le père des Saisons franchissait sa barrière ;
Il vint, il tempéra les traits de sa lumière ;
Il avança vers vous tel qu’il parut jadis.
Lorsque dans son palais il embrassa son fils,
Son fils, qui moins que vous lui parut téméraire.
Atlas, par qui le ciel fut, dit-on, soutenu.
Aux champs de Tornéo parut avec Hercule.
On vante en vain leurs noms chez la Grèce crédule ;
Ils ont porté le ciel, et vous l’avez connu.
Hercule, en vous voyant, s’étonne que l’Envie,
Dans les glaces du Nord expirât sous vos coups.
Lui qui ne put jamais terrasser dans sa vie
Cet ennemi des dieux, des héros, et de vous.

Dans ce conseil divin Newton parut sans doute ;
Descartes précédait, incertain dans sa route ;
Tel qu’une faible aurore, après la triste nuit,
Annonce les clartés du soleil qui la suit ;
Il cherchait vainement, dans le sein de l’espace.
Ces mondes infinis qu’enfanta son audace.
Ses tourbillons divers, et ses trois éléments.
Chimériques appuis du plus beau des romans.
Mais le sage de Londre et celui de la France
S’unissaient à vanter votre entreprise immense.

Tous les temps à venir en parleront comme eux.
Poursuivez, éclairez ce siècle et nos neveux ;
Et que vos seuls travaux soient votre récompense.
Il n’appartient qu’à vous, après de tels exploits.
De ne point accepter les dons des plus grands rois.

Est-ce à vous d’écouler l’ambition funeste,
Et la soif des faux biens dont on est captivé ?
Un instant les détruit, mais la vérité reste.
Voilà le seul trésor ; et vous l’avez trouvé.

Je laisse à Mme  du Châtelet, la plus digne amie assurément que vous ayez, le soin de vous dire combien de sortes de plaisirs votre excellent ouvrage nous cause. Ce qu’il y a de triste, c’est que son succès infaillible vous arrêtera dans Paris, et nous privera de vous.

Nous apprenons dans l’instant, par votre lettre, que vos succès ne vous retiennent point à Paris, mais que la sensibilité de votre cœur vous fait partir pour Saint-Malo. Comment faites-vous avec cet esprit sublime pour avoir aussi un cœur ?

Je ne vous ai point envoyé mon ouvrage[3], parce que je ne l’avais point ; il vient enfin de m’en venir un exemplaire de Paris. On ne peut pas imprimer un livre avec moins d’exactitude ; cela fourmille de fautes. Les ignorants pour lesquels il était destiné ne pourront les corriger, et les savants me les attribueront.

Je ne suis ni surpris ni fâché que l’abbé Desfontaines essaye de donner des ridicules à l’attraction. Un homme aussi entiché du péché anti-physique, et qui est d’ailleurs aussi peu physicien, doit toujours pécher contre nature[4].

J’ai lu le livre de M. Algarotti[5]. Il y a, comme de raison, plus de tours et de pensées que de vérités. Je crois qu’il réussira en italien, mais je doute qu’en français « l’amour d’un amant qui décroit en raison du cube de la distance de sa maîtresse, et du carré de l’absence », plaise aux esprits bien faits qui ont été choqués de « la beauté blonde du soleil » et de « la beauté brune de la lune » dans le livre des Mondes[6].

Ce livre a besoin d’un traducteur excellent. Mais celui qui est capable de bien traduire s’amuse rarement à traduire.

J’apprends dans le moment qu’on réimprime mon maudit ouvrage. Je vais sur-le-champ me mettre à le corriger. Il y a mille contre-sens dans l’impression. J’ai déjà corrigé les fautes de l’éditeur sur la lumière ; mais si vous vouliez consacrer deux heures à me corriger les miennes et sur la lumière et sur la pesanteur, vous me rendriez un service dont je ne perdrai jamais le souvenir. Je suis si pressé par le temps que j’en ai la vue éblouie ; le torrent de l’avidité des libraires m’entraîne ; je m’adresse à vous pour n’être point noyé.

La femme de l’Europe la plus digne, et la seule digne peut-être de votre société, joint ses prières aux miennes. On ne vous supplie point de perdre beaucoup de temps ; et d’ailleurs est-ce le perdre que de catéchiser son disciple ? C’est à vous à dire, quand vous n’aurez pas instruit quelqu’un : Amici, diem perdidi[7].

Comptez que Cirey sera à jamais le trés-humble serviteur de Kittis.

Je crois que je viens de corriger assez exactement les fautes touchant la lumière. Je tremble de vous importuner ; mais, au nom de Newton et d’Émilie, un petit mot sur la pesanteur et sur la fin de l’ouvrage[8].

  1. Allusion à l’Observatoire de Kittis, sous le cercle polaire.
  2. L’ouvrage de M. de Maupertuis, sur la Figure de la terre, imprimé au Louvre en 1738. (K.) — Voyez la note 2 de la page 490.
  3. L’édition de Hollande des Éléments de la Philosophie de Newton.
  4. Cette dernière phrase a été mise en vers par Voltaire ; voyez lettre 876.
  5. Il Newtonianismo per le Dame.
  6. Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des Mondes, première soirée.
  7. Mot de Titus.
  8. Ces quatre dernières lignes étaient de la main de Mme  du Châtelet.