Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1015

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 107-108).

1015. — À M. LE COMTE DE CAYLUS.

Vous me comblez de joie et de reconnaissance, monsieur ; je m’intéresse presque autant que vous aux progrès des arts, et particulièrement à la sculpture et à la peinture, dont je suis simple amateur. M. Boucbardon est notre Phidias. Il y a bien du génie dans son idée de l’Amour qui fait un arc de la massue d’Hercule ; mais alors cet Amour sera bien grand ; il sera nécessairement dans l’attitude d’un garçon charpentier ; il faudra que la massue et lui soient à peu près de même hauteur. Car Hercule avait, dit-on, neuf pieds de haut, et sa massue environ six. Si le sculpteur observe ces dimensions, comment reconnaîtrons-nous l’Amour enfant, tel qu’on doit toujours le figurer ? Pensez-vous que l’Amour faisant tomber des copeaux à ses pieds à coups de ciseau soit un objet bien agréable ? De plus, en voyant une partie de cet arc qui sort de la massue, devinera-t-on que c’est l’arc de l’Amour ? L’épée aux pieds dira-t-elle que c’est l’épée de Mars ? et pourquoi de Mars plutôt que d’Hercule ? Il y a longtemps qu’on a peint l’Amour jouant avec les armes de Mars, et cela est en effet pittoresque ; mais j’ai peur que la pensée de Boucbardon ne soit qu’ingénieuse. Il en est, ce me semble, de la sculpture et de la peinture comme de la musique : elles n’expriment point l’esprit. Un madrigal ingénieux ne peut être rendu par un musicien : et une allégorie fine, et qui n’est que pour l’esprit, ne peut être exprimée ni par le sculpteur ni par le peintre. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine, que cette pensée soit animée de quelque passion ; qu’elle soit caractérisée d’une manière non équivoque, et, surtout, que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil que l’idée est riante pour l’esprit. Sans cela on dira : Un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, et il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. Ce serait à mes yeux un mérite si cela était gracieux ; mais la seule idée des calus que l’exercice de la sculpture donne souvent aux mains peut défigurer l’amant de Psyché. Enfin ma grande objection est que, si M. Bouchardon peut faire de son marbre deux figures, il est fort triste qu’une grande vilaine massue ou une petite massue sans proportion gâte son ouvrage. J’ai peut-être tort ; je l’ai sûrement, si vous me condamnez ; mais je vous demande, monsieur, ce qui fera la beauté de son ouvrage ? C’est l’attitude de l’Amour, c’est la noblesse et le charme de sa figure ; le reste n’est pas fait pour les yeux. N’est-il pas vrai qu’une main bien faite, un œil animé vaut mieux que toutes les allégories ? Je voudrais que notre grand sculpteur fit quelque chose de passionné. Puget a si bien exprimé la douleur ! Un Apollon qui vient de tuer Hyacinthe ; un Amour qui voit Psyché évanouie ; une Vénus auprès d’Adonis expirant : ce sont là, à mon gré, de ces sujets qui peuvent faire briller toutes les parties de la sculpture. Je suis bien hardi de parler ainsi devant vous ; je vous supplie, monsieur, d’excuser tant de témérité.

Je n’ai rien à dire sur la belle fontaine[1] qui va embellir notre capitale, sinon qu’il faudrait que M. Turgot fût notre édile et notre préteur perpétuel. Les Parisiens devraient contribuer davantage à embellir leur ville, à détruire les monuments de la barbarie gothique, et particulièrement ces ridicules fontaines de village qui défigurent notre ville. Je ne doute pas que Bouchardon ne fasse de cette fontaine un beau morceau d’architecture ; mais qu’est-ce qu’une fontaine adossée à un mur, dans une rue, et cachée à moitié par une maison ? Qu’est-ce qu’une fontaine qui n’aura que deux robinets, où les porteurs d’eau viendront remplir leurs seaux ? Ce n’est pas ainsi qu’on a construit les fontaines dont Rome est embellie. Nous avons bien de la peine à nous tirer du goût mesquin et grossier. Il faut que les fontaines soient élevées dans les places publiques, et que les beaux monuments soient vus de toutes les portes. Il n’y a pas une seule place publique dans le vaste faubourg Saint-Germain : cela fait saigner le cœur. Paris est comme la statue de Nabuchodonosor, en partie or et en partie fange.

  1. La fontaine dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, dont Voltaire parle ailleurs (voyez tome XIV, pajje 152 ; XXI, 4 ; et XXHI, 297), fut construite en 1739. Le prévôt des marchands était Michel-Étienne Turgot, qui, élu en 1729, cessa ses fonctions en 1740, et mourut en 1751. Voltaire en parle encore avec éloge dans une note du Temple du Goût (voyez tome VIII, page 597), et aussi tome XIV, page 356. Il était père du contrôleur général à qui fut adressée, en 1770, l’épître À un homme (voyez tome X).