Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1024

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 116-117).

1024. — AU PÈRE PORÉE,
À Cirey, ce 15 janvier.

Mon très-cher et très-révérend Père, je n’avais pas besoin de tant de bontés, et j’avais prévenu par mes lettres l’ample justification que vous faites, je ne dis pas de vous, mais de moi : car si vous aviez pu dire un mot qui n’eût pas été en ma faveur, je l’aurais mérité. J’ai toujours tâché de me rendre digne de votre amitié, et je n’ai jamais douté de vos bontés.

Le morceau que vous voulez bien m’envoyer me donne bien de l’envie de voir le reste. Le non plane cæcus est, à la vérité, un bien mince salaire pour un homme qui a créé une nouvelle optique, toute fondée sur l’expérience et sur le calcul, et qui seule suffirait pour mettre Newton à la tête des physiciens.

Je vous supplie de vouloir bien présenter mes hommages sincères à votre courageux confrère, qui a fait soutenir les rayons colorés. Il est bien étrange qu’il y ait quelqu’un qui soutienne autre chose.

Je vous devais Mérope, mon très-cher Père, comme un hommage à votre amour pour l’antiquité et pour la pureté du théâtre. Il s’en faut bien que l’ouvrage soit d’ailleurs digne de vous être présenté ; je ne vous l’ai fait lire que pour le corriger.

Messène n’est point une faute de copiste. Vous savez bien que le Péloponèse, aujourd’hui la Morée, se divisait en plusieurs provinces, l’Achaïe ou Argolide, où était Mycènes[1] ; la Messénie, dont la capitale était Messène ; la Laconie, etc.

Il faudra sans difficulté retrancher tout ce qui vous choque dans le suicide ; mais songez au quatrième livre de Virgile, et à tous les poètes de l’antiquité.

Je ne peux m’empêcher de vous dire ici ce que je pense sur ces scènes d’attendrissement réciproque que vous demandez entre Mérope et son fils. C’est précisément ces sortes de scènes qu’il faut éviter avec un soin extrême : car, comme vous savez mieux que moi, jamais une passion réciproque n’émeut le spectateur ; il n’y a que les passions contredites qui plaisent. Ce qu’on s’imagine dans son cabinet devoir toucher entre une mère et un fils devient de la plus grande insipidité aux spectacles. Toute scène doit être un combat ; une scène où deux personnages craignent, désirent, aiment la même chose, serait le dernier période de l’affadissement ; le grand art doit être d’éviter ces lieux communs, et il y a que l’usage du monde et du théâtre qui puisse rendre sensible cette vérité.

Le marquis Maffei en est si pénétré qu’il a poussé l’art jusqu’à ne jamais produire sur la scène la mère avec le fils que quand elle le veut tuer, ou pour le reconnaître à la dernière scène du cinquième acte ; et je l’aurais imité si je n’avais trouvé la ressource de faire reconnaître le fils par la mère en présence du tyran même, ressource qui ne serait qu’un défaut si elle ne produisait un nouveau danger.

En un mot, le plus grand écueil des arts dans le monde, c’est ce qu’on appelle les lieux communs. Je n’entre pas dans un plus long détail. Songez seulement, mon cher Père, que ce n’est pas un lieu commun que la tendre vénération que j’aurai pour vous toute ma vie. Je vous supplie de conserver votre santé, d’être longtemps utile au monde, de former longtemps des esprits justes et des cœurs vertueux.

Je vous conjure de dire à vos amis combien je suis attaché à votre société. Personne ne me la rend plus chère que vous. Je suis, avec la plus tendre estime et avec une éternelle reconnaissance, mon très-cher et révérend Père, votre, etc.

  1. l’Argolide où était Mycènes n’est pas la même chose que l’Achaïe, qu’elle avait au nord. (B.)