Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1043

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 139-142).

1043. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, 27 janvier[1].

Subitement, d’un vol rapide,
La mort fondait sur moi ;

L’affreuse douleur qui la guide
Dans peu m’eût abîmé sous soi.
De maux carnassiers avidement rongée,
La trame de mes jours allait être abrégée,
Et la débile infirmité
Précipitait ma triste vie,
Hélas ! avec trop de furie,
Au gouffre de l’éternité.
Déjà la mort, qui sème l’épouvante,
Avec son attirail hideux.
Faisait briller sa faux tranchante,
Pour éblouir mes faibles yeux ;
Et ma pensée évanouie
Allait abandonner mon corps.
Je me voyais finir ; mes défaillants ressorts,
Du martyre souffrant la fureur inouïe.
Faisaient leurs derniers efforts.
L’ombre de la nuit éternelle
Dissipait à mes yeux la lumière du jour ;
L’espérance, toujours ma compagne fidèle.
Ne me laissait plus voir la plus faible étincelle
D’un espoir de retour.
Dans des tourments sans fin, d’une angoisse mortelle,
Je désirais l’instant qu’éteignant mon flambeau
La mort, assouvissant sa passion cruelle,
Me précipitât au tombeau.
C’est par vous, propice jeunesse,
Que plein de joie et d’allégresse,
Des tourments de la mort je suis sorti vainqueur.
Oui, cher Voltaire, je respire.
Oui, je respire encor pour vous,
Et des rives du sombre empire,
De notre attachement le souvenir si doux
Me transporta comme en délire
Chez Émilie auprès de vous.
Mais, revenant à moi, par un nouveau martyre.
Je reconnus l’erreur où me plongeaient mes sens.
Faut-il mourir ? disais-je ; ô vous, dieux tout-puissants !
Redoublez ma douleur amére,
Et redoublez mes maux cuisants ;
Mais ne permettez pas, fiers maîtres du tonnerre.
Que les destins impatients,
Jaloux de mon bonheur, m’arrachent de la terre
Avant que d’avoir vu Voltaire.

Ces quarante et quelques vers se réduisent à vous apprendre qu’une affreuse crampe d’estomac[2] faillit à vous priver, il y a deux jours, d’un ami qui vous est bien sincèrement attaché, et qui vous estime on ne saurait davantage. Ma jeunesse m’a sauvé : les charlatans disent que c’est leur médecine, et, pour moi, je crois que c’est l’impatience de vous voir avant que de mourir.

J’avais lu le soir, avant de me coucher, une très-mauvaise ode de Rousseau, adressée à la Postérité : j’en ai pris la colique, et je crains que nos pauvres neveux n’en prennent la peste. C’est assurément l’ouvrage le plus misérable qui me soit de la vie tombé entre les mains.

Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que vous donnez à la dernière épître[3] que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaisir de me reprendre sur mes fautes ; je ferai ce que je pourrai pour corriger mon orthographe, qui est très-mauvaise ; mais je crains de ne pas parvenir sitôt à l’exactitude qu’elle exige. J’ai le défaut d’écrire trop vite, et d’être trop paresseux pour copier ce que j’ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me sera possible pour que vous n’ayez pas lieu de composer, dans le goût de Lucien, un dialogue des lettres qui plaident devant le tribunal de Vaugelas, et qui accusent les défraudations que je leur ai faites.

Si, en se corrigeant, on peut parvenir à quelque habileté ; si, par l’application, on peut apprendre à faire mieux ; si les soins des maîtres de l’art ne se lassent point à former des disciples, je puis espérer, avec votre assistance, de faire un jour des vers moins mauvais que ceux que je compose à présent.

J’ai bien cru que la marquise du Châtelet était en affaires sérieuses ce qu’elle est en physique, en philosophie, et dans la société ; le propre des sciences est de donner une justesse d’esprit qui prévient l’abus qu’on pourrait faire de leur usage. J’aime à entendre qu’une jeune dame a assez d’empire sur ses passions pour quitter tous ses goûts en faveur de ses devoirs ; mais j’admire encore plus un philosophe qui se résout d’abandonner la retraite et la paix en faveur de l’amitié. Ce sont des exemples que Cirey fournira à la postérité, et qui feront infiniment plus d’honneur à la philosophie que l’abdication de cette femme singulière[4] qui descendit du trône de Suède pour aller occuper un palais à Rome.

Les sciences doivent être considérées comme des moyens qui nous donnent plus de capacité pour remplir nos devoirs. Les personnes qui les cultivent ont plus de méthode dans ce qu’elles font, et agissent plus conséquemment. L’esprit philosophique établit des principes ; ce sont les sources du raisonnement et la cause des actions sensées. Je ne m’étonne point que vous autres habitants de Cirey fassiez ce que vous devez faire ; mais je m’étonnerais beaucoup si vous ne le faisiez pas, vu la sublimité de vos génies et la profondeur de vos connaissances.

Je vous prie de m’avertir de votre départ pour Bruxelles, et d’aviser, en même temps, sur la voie la plus courte pour accélérer notre correspondance. Je me flatte de pouvoir recevoir de vous tous les huit jours des lettres, lorsque vous serez si voisin de nos frontières. Je pourrai peut-être vous être de quelque utilité dans ce pays, car je connais très-particulièrement le prince d’Orange[5], qui est souvent à Bréda, et le duc d’Aremberg[6], qui demeure à Bruxelles. Peut-être pourrai-je aussi, par le ministère du prince de Lichtenstein, abréger à la marquise les longueurs qu’on lui fera souffrir à Bruxelles et à Vienne. Les juges de ces pays ne se pressent point dans leurs jugements. On dit que si la cour impériale devait un soufflet à quelqu’un, il faudrait solliciter trois ans avant que d’en obtenir le payement. J’augure de là que les affaires de la marquise ne se termineront pas aussi vite qu’elle le pourrait désirer.

Le vin de Hongrie vous suivra partout où vous irez. Il vous est beaucoup plus convenable que le vin du Rhin, duquel je vous prie de ne point boire, parce qu’il est fort malsain.

Ne m’oubliez pas, cher Voltaire ; et si votre santé vous le permet, donnez-moi plus souvent de vos nouvelles, de vos censures, et de vos ouvrages. Vous m’avez si bien accoutumé à vos productions que je ne puis presque plus revenir à celles des autres. Je brûle d’impatience d’avoir la fin du Siècle de Louis XIV ; cet ouvrage est incomparable, mais gardez-vous bien de le faire imprimer.

Je suis avec toute l’estime imaginable et l’amitié la plus sincère, mon cher ami, votre très-affectionné ami,

Fédéric

  1. Voltaire répondit à cette lettre le 26 février suivant.
  2. Voyez une note de la lettre de Frédéric du 20 février 1740.
  3. Celle que Frédéric avait adressée à son frère, le prince Auguste-Guillaume.
  4. Christine.
  5. Guillaume-Charles-Henri Friso, prince d"Orange et stathouder des Pays-Bas, né en 1711, mort en 1754. Il était cousin de Frédéric par sa femme la princesse Anne, fille de George II, roi d’Angleterre. — C’est ce prince que Frédéric appelle tortue dans une lettre des premiers jours d’octobre 1740.
  6. À qui est adressée la lettre 633.