Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1051

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 149-150).

1051. — À M. HELVETIUS.
Janvier.

Mon cher ami, toutes lettres écrites, tous mémoires brochés, toute réflexion faite, voici à quoi je m’arrête : je vous prends pour avocat et pour juge.

Thieriot avait oublié que l’abbé Desfontaines l’avait traité de colporteur et de faquin dans son Dictionnaire néologique ; il avait peut-être aussi oublié un peu les marques de mon amitié ; il avait surtout oublié que j’avais dix lettres de lui, par lesquelles il me mandait autrefois que Desfontaines est un monstre ; qu’à peine sauvé de Bicêtre par mon secours il fit un libelle contre moi, intitulé Apologie[1] ; qu’il le lui montra, etc. Thieriot, ayant donc oublié tant de choses, et le vin de Champagne de La Popelinière lui ayant servi de fleuve Léthé, il se tenait coi et tranquille ; faisait le petit important, le petit ministre avec Mme  du Châtelet ; s’avisait d’écrire des lettres équivoques, ostensibles, qu’on ne lui demandait pas ; et, au lieu de venger son ami et soi-même, de soutenir la vérité, de publier par écrit que la Voltairomanie est un tissu de calomnies ; enfin, au lieu de remplir les devoirs les plus sacrés, il buvait, se taisait, et ne m’écrivait point. Mme  de Bernières, mon ancienne amie, outrée du libelle, m’écrit, il y a huit jours, une lettre pleine de cette amitié vigoureuse dont votre cœur est si capable, une lettre où elle avoue hautement tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai payé entre ses mains par[2] Thieriot même, tous les services que j’ai rendus à Desfontaines. La lettre est si forte, si terrible, que je la lui ai renvoyée, ne voulant pas la commettre ; j’en attends une plus modérée, plus simple, un petit mot qui ne servira qu’à détruire, par son témoignage, les calomnies du libelle sans nommer et sans offenser personne.

Que Thieriot en fasse autant ; qu’il ait seulement le courage d’écrire dix lignes par lesquelles il avoue que, depuis vingt ans qu’il me connaît, il ne m’a connu qu’honnête homme et bienfaisant[3] ; que tout ce qui est dans le libelle, et en particulier ce qui le regarde, est faux et calomnieux ; qu’il est très-loin d’avoir pu désavouer ce que j’ai jamais avancé, etc.

Voilà tout ce que je veux ; je vous prie de l’engagera envoyer cet écrit à peu près dans cette forme. Quand même cela ne servirait pas, au moins cela ne pourrait nuire ; et, en vérité, dans ces circonstances, Thieriot me doit dix lignes au moins ; s’il veut faire mieux, à lui permis. C’est une chose honteuse que son silence. Vous devriez en parler fortement à M. de La Popelinière, qui a du pouvoir sur cette âme molle, et qui a quelque intérêt que la mollesse n’aille point jusqu’à l’ingratitude.

De quoi Thieriot s’avise-t-il de négocier, de tergiverser, de parler du Préservatif ? Il n’est pas question de cela. Il est question de savoir si je suis un imposteur ou non ; si Thieriot m’a écrit ou non, en 1726, que l’abbé Desfontaines avait fait, pour récompense de mes bienfaits, un libelle contre moi ; si M. et Mme  de Bernières m’ont logé par charité ; si je ne leur ai pas payé ma pension et celle de Thieriot, etc. Voilà des faits ; il faut les avouer, ou l’on est indigne de vivre.

Belle âme, je vous embrasse.

Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.

(Virg., Æn., v, 344.)

Je suis à vous pour ma vie.

  1. Voyez tome XXIII, pages 35, 39 et 59, et ci-dessus, lettre 1005.
  2. On doit probablement lire ici pour, au lieu de par. En 1723 et 1724, Voltaire payait chez le président de Bernières 1,800 livres de pension, dont moitié pour Thieriot.
  3. Voltaire, par délicatesse, ne parlait pas des 50 louis qu’il avait glissés, en octobre 1738, dans la malle de Thieriot ; quand celui-ci retourna de Cirey à Paris.