Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1053

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 152-154).

1053. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Berlin, le 3 février[1].

Mon cher ami, vous recevez mes ouvrages avec trop d’indulgence. Une prévention trop favorable à l’auteur vous fait excuser leur faiblesse et les fautes dont ils fourmillent.

Je suis comme le Prométhée de la fable ; je dérobe quelquefois de votre feu divin dont j’anime mes faibles productions. Mais la différence qu’il y a entre cette fable et la vérité, c’est que l’âme de Voltaire, beaucoup plus grande et plus magnanime que celle du roi des dieux, ne me condamne point au supplice que souffrit l’auteur du célèbre larcin. Ma santé, languissante encore, m’empêche d’exécuter les ouvrages que je roulais dans ma tête ; et le médecin, plus cruel que la maladie même, me condamne à prendre journellement de l’exercice, temps que je suis obligé de prendre sur mes heures d’étude.

Ces charlatans veulent m’interdire de m’instruire ; bientôt ils voudront que je ne pense plus. Mais, tout bien compté, j’aime mieux être malade de corps que d’esprit[2]. Malheureusement l’esprit ne semble être que l’accessoire du corps ; il est dérangé en même temps que l’organisation de notre machine, et la matière ne saurait souffrir sans que l’esprit ne s’en ressente également. Cette union si étroite, cette liaison intime, est, ce me semble, une très-forte preuve du sentiment de Locke. Ce qui pense en nous est assurément un effet ou un résultat de la mécanique de notre machine animée. Tout homme sensé, tout homme qui n’est point imbu de prévention ou d’amour-propre, doit en convenir.

Pour vous rendre compte de mes occupations, je vous dirai que j’ai fait quelque progrès en physique. J’ai vu toutes les expériences de la pompe pneumatique, et j’en ai indiqué deux nouvelles qui sont : 1° de mettre une montre ouverte dans la pompe, pour voir si son mouvement sera accéléré ou retardé ; s’il restera le même ou s’il cessera ; la seconde expérience regarde la vertu productrice de l’air. On prendra une portion de terre dans laquelle on plantera un pois, après quoi on l’enfermera dans le récipient ; on pompera l’air, et je suppose que le pois ne croîtra point, parce que j’attribue à l’air cette vertu productrice et cette force qui développe les semences.

J’ai donné de plus quelque besogne à nos académiciens ; il m’est venu une idée sur la cause des vents, que je leur ai communiquée, et notre célèbre Kirch pourra me dire, au bout d’un an[3], si mon assertion est juste, ou si je me suis trompé. Je vous dirai en peu de mots de quoi il s’agit. On ne peut considérer que deux choses comme les mobiles du vent : la pression de l’air et le mouvement. Or je dis que la raison qui fait que nous avons plus de tempêtes vers le solstice d’hiver, c’est que le soleil est plus voisin de nous, et que la pression de cet astre sur notre hémisphère produit les vents. De plus, la terre, étant dans son périgée, doit avoir un mouvement plus fort, en raison inverse du carré de sa distance, et ce mouvement, influant sur les parties de l’air, doit nécessairement produire les vents et les tempêtes. Les autres vents peuvent venir des autres planètes avec lesquelles nous sommes dans le périgée. De plus, lorsque le soleil attire beaucoup d’humidités de la terre, ces humidités, qui s’élèvent et se rassemblent dans la movenne région de l’air, peuvent, par leur pression, causer également des vents et des tourbillons[4]. M. Kirch observera exactement la situation de notre terre, à l’égard du monde planétaire ; il remarquera les nuages, et il examinera avec soin pour voir si la cause que j’assigne aux vents est véritable.

En voila assez pour la physique. Quant à la poésie, j’avais formé un dessein ; mais ce dessein est si grand qu’il m’épouvante moi-même lorsque je le considère de sang-froid. Le croiriez-vous ? j’ai fait le projet d’une tragédie ; le sujet est pris de l’Énéide ; l’action de la pièce devait représenter l’amitié tendre et constante de Nisus et d’Euryale. Je me suis proposé de renfermer mon sujet en trois actes, et j’ai déjà rangé et digéré les matériaux ; ma maladie est survenue, et Nisus el Euryale me paraissent plus redoutables que jamais.

Pour vous, mon cher ami, vous m’êtes un être incompréhensible. Je doute sil y a un Voltaire dans le monde ; j’ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n’est pas un homme qui fait le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers ; il y a des philosophes qui traduisent Newton ; il y a des poètes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide ; et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande. La Fable nous parle d’un géant qui avait cent bras ; vous avez mille génies. Vous embrassez l’univers entier, comme Atlas, qui le portait.

Ce travail prodigieux me fait craindre, je l’avoue. N’oubliez point que, si votre esprit est immense, votre corps est très-fragile. Ayez quelque égard, je vous prie, à l’attachement de vos amis, et ne rendez pas votre champ aride, à force de le faire rapporter. La vivacité de votre esprit mine votre santé, et ce travail exorbitant use trop vite votre vie.

Puisque vous me promettez de m’envoyer les endroits de la Henriade que vous avez retouchés, je vous prie de m’envoyer la critique de ceux que vous avez rayés.

J’ai le dessein de faire graver la Henriade (lorsque vous m’aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d’y faire) comme l’Horace[5] qu’on a gravé à Londres. Knobelsdorff, qui dessine très-bien, fera les dessins des estampes ; l’on pourrait y ajouter l’Ode à Maupertuis[6], les Épîtres morales[7], et quelques-unes de vos pièces qui sont dispersées en différents endroits. Je vous prie de me dire votre sentiment, et quelle serait votre volonté.

Il est indigne, il est honteux pour la France, qu’on vous persécute impunément. Ceux qui sont les maîtres de la terre doivent administrer la justice, récompenser et soutenir la vertu contre l’oppression et la calomnie. Je suis indigné de ce que personne ne s’oppose à la fureur de vos ennemis. La nation devrait embrasser la querelle de celui qui ne travaille que pour la gloire de sa patrie, et qui est presque le seul homme qui fasse honneur à son siècle. Les personnes qui pensent juste méprisent le libelle diffamatoire qui paraît[8] ; elles ont en horreur ceux qui en sont les abominables auteurs. Ces pièces ne sauraient attaquer votre réputation ; ce sont des traits impuissants, des calomnies trop atroces, pour être crues si légèrement.

J’ai fait écrire à Thieriot tout ce qu’il convient qu’il sache, et l’avis qu’on lui a donné touchant sa conduite fructifiera, à ce que j’espère.

Vous savez que la marquise et moi nous sommes vos meilleurs amis ; chargez-nous, lorsque vous serez attaqué, de prendre votre défense. Ce n’est pas que nous nous en acquittions avec autant d’éloquence et de dignité que si vous preniez ce soin vous-même ; mais tout ce que nous dirons pourra être plus fort, parce qu’un ami, outré du tort qu’on fait à son ami, peut dire beaucoup de choses que la modération de l’offensé doit supprimer. Le public même est plutôt ému par les plaintes d’un ami compatissant qu’il n’est attendri par l’oppressé qui crie vengeance.

Je ne suis point indifférent sur ce qui vous regarde, et je m’intéresse avec zèle au repos de celui qui travaille sans relâche pour mon instruction et pour mon agrément.

Je suis avec tous les sentiments que vous inspirez à ceux qui vous connaissent, votre très-fidèlement affectionné ami,

Fédéric

Mes assurances d’estime à la marquise.

  1. Berlin, 2 février 1739. (Œuvres posthumes.) — Cette lettre, à laquelle Voltaire répondit le 28 février, est une réponse à celle du 18 janvier.
  2. Que d’être perclus d’esprit. (Œuvres posthumes.)
  3. Christfried Kirch mourut un an après la date de cette lettre, c’est-à-dire le 9 mars 1740. Vovez la fin de la lettre de Frédéric, du 3 mai, même année.
  4. Dans sa lettre à Voltaire, du 22 mars 1739, Frédéric reconnaît lui-même que cet article de physique renferme des erreurs.
  5. C’est l’Horace gravé par l’Anglais John Pine, de 1733 à 1737, 2 vol. in-8o. — Frédéric songea encore, pendant quelque temps, à faire graver la Henriade ; mais, étant devenu roi, il renonça à ce projet.
  6. L’ode à MM. de l’Académie des sciences.
  7. Ou Discours sur l’Homme.
  8. La Voltairomanie.