Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1060

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 158-160).

1060. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey, le 5 février.

Mon respectable ami, je rougis, mais il faut que je vous importune. Les lettres se croisent, on prend des partis que l’événement imprévu fait changer ; on donne un ordre à Paris, il est mal exécuté ; on ne s’entend point, tout se confond. Deux jours de ma présence mettraient tout en règle, mais enfin je suis à Cirey. Te rogamus, audi ros[1].

Premièrement, vous saurez que M. Deniau, bâtonnier des avocats, a fait courir des billets dans tous les bancs des avocats, et est prêt à donner une espèce de certificat par lettres qu’aucun avocat n’est assez lâche et assez coquin pour avoir fait un tel libelle. Je vous prie de faire encourager ce M. Deniau.

2° J’insiste fortement sur le commencement d’un procès criminel, qu’on poursuivra si on a beau jeu. Qu’on n’intente d’abord que contre les distributeurs. J’ai des preuves assez fortes pour le commencer. Je ne crains rien d’aucune récrimination. On pourrait, sous main, réveiller l’affaire des Lettres philosophiques[2], mais il n’y a nulle preuve ; et si Thieriot, qui connaît un substitut du procureur général, veut faire une procédure en l’air par Ballot[3], le décret sera purgé en quinze jours.

3° Indépendamment de tout cela, j’ai donc envoyé mon Mémoire manuscrit à monsieur le chancelier ; je lui fais présenter, et le placet signé par cinq gens de lettres, et celui de mon neveu, et la lettre de Mme  de Bernières.

4° Comme il faut se servir de tous les moyens qui peuvent s’entr’aider sans pouvoir s’entre-nuire, si monsieur le premier président pouvait, sur la requête à lui présentée, et sur le certificat du bâtonnier, faire brûler le libelle[4], ce serait une chose bien favorable.

5° Je ne sais si je dois faire paraître mon Mémoire ou isolé ou accompagné de quelques ouvrages fugitifs ; mais je crois qu’il faut qu’il paraisse, car je ne peux sortir de ce principe que si l’on doit laisser tomber les injures, il faut relever les faits. Je voudrais le mettre à la suite de la préface et du premier chapitre de l’Histoire de Louis XIV, si cet ouvrage vous paraît sage. J’y ajouterais les Èpitres bien corrigées, une Lettre[5] à M. de Maupertuis, une dissertation[6] sur les journaux. Je tâcherais que le recueil se fît lire.

6° Ce que j’ai infiniment à cœur, c’est le désaveu le plus authentique et le plus favorable de la part de Saint-Hyacinthe ; je crois qu’il ne sera pas difficile à obtenir.

Mme  du Châtelet vous prie très-instamment de parler ferme à Thieriot. Votre douceur et votre bonté le gâtent. Il s’imagine que vous l’approuvez, et il a l’insolence d’écrire qu’il n’a rien fait que de votre aveu. Comptez que c’est une âme de boue, et que vous la tournerez en pressant fort. Mme  du Châtelet ne lui pardonnera jamais d’avoir fait courir cette malheureuse lettre ostensible qu’elle n’avait jamais demandée, lettre ridicule en tout point, dans laquelle il dit qu’il ne souvient pas du temps où l’abbé Desfontaines lui montra le libelle ancien intitulé Apologie. Il devait pourtant se souvenir que c’était en 1725, et qu’il me l’avait écrit vingt fois dans les termes les plus forts.

Ce n’est pas tout ; il fait entendre que j’ai part au Préservatif ; il fait le petit médiateur, le petit ministre, lui qui, m’ayant tant d’obligations, et attaché par mes bienfaits et par ses fautes, aurait dû s’élever contre Desfontaines avec plus de force que moi-même, il garde avec moi le silence ; on lui écrit vingt lettres de Cirey, point de réponse ; on lui demande si, selon sa louable coutume d’envoyer au prince de Prusse tout ce qui se fait contre moi, il ne lui a point envoyé le Mémoire[7], il ne répond rien ; enfin il mande qu’il a envoyé au prince sa belle lettre à Mme  du Châtelet. Je vous avoue que ce procédé lâche m’est plus sensible que celui de Desfontaines. Encore une fois, Mme  du Châtelet vous demande en grâce de représenter à Thieriot ses torts : car, après tout, il peut servir dans cette affaire. Nous le connaissons bien : si on lui laisse entendre qu’il a raison, il demeurera dans son indolence ; si on le convainc de ses fautes, il les réparera, et sûrement il fera ce que vous voudrez ; mais, encore une fois, nous vous supplions de lui parler ferme.

Je suis bien assurément de cet avis ; nous n’avons de recours qu’en vous, mon cher ami ; donnez-nous vos conseils comme à Thieriot. J’espère que votre amitié m’épargnera une séparation qui me coûterait bien des larmes. Rangez Thieriot à son devoir, aimez-nous toujours, et épargnez-nous le chagrin de nous quitter ; votre amitié peut tout.

  1. Litanies des saints.
  2. La condamnation est du 10 juin 1734. Voyez tome XXII, page 78.
  3. Ballot, notaire.
  4. Voltaire ne pensait pas que c’était là le moyen d’accroître le nombre des lecteurs de la Voltairomanie.
  5. C’est la lettre 940.
  6. Voltaire veut probablement parler ici de l’opuscule qui fait partie des Mélanges (tome XXII, page 241), sous le titre de Conseils à un journaliste.
  7. Celui que Jore désavoue dans ses lettres des 20 et 30 décembre 1738.