Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1063

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 163-164).

1063. — DE M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
Paris, le 7 de février 1739.

C’est un vilain homme que l’abbé Desfontaines, monsieur ; son ingratitude est assurément pire encore que les crimes qui vous avaient donné lieu de l’obliger. N’appréhendez point de n’avoir pas les puissances pour vous. Une fois il m’arriva, en dînant chez M. le cardinal[1], d’avancer la proposition qu’il était curé d’une grosse cure en Normandie ; je révoltai toute l’assistance contre moi. Son Éminence me le fit répéter trois fois. Je me voyais perdu d’estime et de fortune, sans le prévôt des marchands, qui me témoigna ce fait. M. le chancelier pense de même sur le compte de ce … de police. M. Hérault doit penser de même, ou il serait justiciable de ceux qu’il justicie. M. le chancelier estime vos ouvrages ; il m’en a parlé plusieurs fois dans des promenades à Fresnes. Mais, de tous les chevaliers, le plus prévenu contre votre ennemi, c’est mon frère[2]. J’ai été le voir à la réception de votre lettre ; il m’a dit que l’affaire en était à ce que M. le chancelier avait ordonné que l’abbé Desfontaines serait mandé pour déclarer si les libelles en question étaient de lui, et pour signer l’affirmatif ou le négatif ; sinon, contraint. Je vous assure que cela sera bien mené. Je solliciterai M. le chancelier en mon particulier, ces jours-ci.

J’embrasse vos intérêts avec chaleur et avec plaisir. La chose est bien juste. Je vous ai toujours connu ennemi de la satire ; vous vous indignez, contre les fripons, vous riez des sots ; je compte en faire tout autant, tout de mon mieux, et je me crois honnête homme. Ce n’est là que juger ; faire part de son jugement à ses amis, c’est médire : la religion le défend, ainsi que le bon sens, et même l’instinct. Ainsi vous m’avez toujours paru éloigné d’un si mauvais penchant ; vos écrits avoués et dignes de vous, et vos discours, m’y ont toujours confirmé. Travaillez en repos, monsieur, vingt-cinq autres ans ; mais faites des vers, malgré votre serment qui est dans la préface de Newton[3]. Avec quelque clarté, quelque beauté, quelque dignité que vous ayez entendu et rendu le système philosophique de cet Anglais, ne méprisez pas pour cela les poëmes, les tragédies, et les épîtres en vers : nous serons toujours éclairés et nourris dans la scène physique ; mais nous ne lirons bientôt plus pour nous amuser, et nous n’irons plus à la Comédie, faute de bons auteurs en vers et en prose.

Adieu, monsieur ; pourquoi allez-vous parler de protection et de respect à un ancien ami, et qui le sera toujours[4] ?

  1. Le cardinal de Fleury.
  2. Le comte d’Argenson.
  3. Ce que le marquis d’Argenson appelle la Préface de Newton est l’épître à Mme  du Châtelet (voyez tome X, page 299), qui était en tête des Éléments de la Philosophie de Newton, et dans laquelle on lit :

    Je quitte Melpomène et les jeux du théâtre,
    Ces combats, ces lauriers, dont je fus idolâtre ;
    De ces triomphes vains mon cœur n’est plus touché.

  4. La fin de cette lettre prouve qu’elle est une réponse à une lettre de Voltaire, qui est perdue.