Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1127

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 236-241).

1127. — À M. DE LA. NOUE[1].
À Cirey, le 3 avril.

[2]Votre belle tragédie, monsieur, est arrivée à Cirey, comme les Maupertuis et les Bernouilli en partaient. Les grandes vérités nous quittent ; mais à leur place les grands sentiments et de très-beaux vers, qui valent bien des vérités, nous arrivent.

Mme la marquise du Châtelet a lu votre ouvrage avec autant de plaisir que le public l’a vu. Je joins mon suffrage au sien, quoiqu’il soit d’un bien moindre poids, et j’y ajoute mes remerciements du plaisir que vous me faites, et de la confiance que vous voulez bien avoir en moi.

Je crois que vous êtes le premier parmi les modernes qui ayez été à la fois acteur et auteur tragique[3] : car celui qui donna Hercule sous son nom n’en était pas l’auteur ; d’ailleurs cet Hercule est comme s’il n’avait point été.

Ce double mérite n’a guère été connu que chez les anciens Grecs, chez cette nation heureuse de qui nous tenons tous les arts, qui savait récompenser et honorer tous les talents, et que nous n’estimons et n’imitons pas assez[4].

Je vous avoue, monsieur, que je sens un plaisir incroyable quand je vois des vers de génie, des vers nobles, pleins d’harmonie et de pensées : c’est un plaisir rare, mais je viens de le goûter avec transport.

Tranquille maintenant, l’amour qui le séduit
Suspend son caractère, et ne l’a point détruit.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Sur les plus turbulents j’ai versé les faveurs ;
À la fidélité réservant la disgrâce,
Mon adroite indulgence a caressé l’audace.

( Acte I, scène i.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Dans leurs sanglantes mains le tonnerre s’allume,
Sous leurs pas embrasés la terre se consume[5].
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
J’ai vaincu, j’ai conquis, je gouverne à présent.

( Acte I, scène iv.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Parmi tant de dangers ma jeunesse imprudente
S’égarait et marchait aveuglée et contente.

( Acte II, scène iv.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
La gloire et les grandeurs n’ont pu remplir mes vœux ;
Un instant de vertu vient de me rendre heureux.

( Acte II, scène v.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tout autre bruit se tait lorsque la foudre gronde ;
Tonne sur ces cruels, et rends la paix au monde.

( Acte III, scène vi.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Cruel aga ! pourquoi dessillais-tu mes yeux ?
Pourquoi, dans les replis d’un cœur ambitieux,
Avec des traits de flamme aiguillonnant la gloire,
À l’amour triomphant arracher la victoire ?

( Acte IV, scène i.)

Il me semble que votre ouvrage étincelle partout de ces traits d’imagination ; et, lorsque vous aurez achevé de polir les autres vers qui enchâssent ces diamants brillants, il doit en résulter une versification très-belle, et même d’un nouveau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardi dans les vers d’une tragédie ; mais aussi les Français n’ont-ils pas souvent été un peu trop timides ? À la bonne heure qu’un courtisan poli, qu’une jeune princesse, ne mettent dans leurs discours que de la simplicité et de la grâce ; mais il me semble que certains héros étrangers, des Asiatiques, des Américains, des Turcs, peuvent parler sur un ton plus fier, plus sublime :

Major e longinquo…

J’aime un langage hardi, métaphorique, plein d’images[6], dans la bouche de Mahomet II, Ces idées superbes sont faites pour son caractère : c’est ainsi qu’il s’exprimait lui-même. Savez-vous bien qu’en entrant dans Sainte-Sophie, qu’il venait de changer en mosquée, il s’écria en vers persans qu’il composa sur-le-champ : « Le palais impérial est tombé ; les oiseaux qui annoncent le carnage ont fait entendre leurs cris sur les tours de Constantin » ?

On a beau dire que ces beautés de diction sont des beautés épiques ; ceux qui parlent ainsi ne savent pas que Sophocle et Euripide ont imité le style d’Homère. Ces morceaux épiques, entremêlés avec art parmi des beautés plus simples, sont comme des éclairs qu’on voit quelquefois enflammer l’horizon, et se mêler à la lumière douce et égale d’une belle soirée. Toutes les autres nations aiment, ce me semble, ces figures frappantes. Grecs, Latins, Arabes, Italiens, Anglais, Espagnols, tous nous reprochent une poésie un peu trop prosaïque. Je ne demande pas qu’on outre la nature, je veux qu’on la fortifie et qu’on l’embellisse. Qui aime mieux que moi les pièces de l’illustre Racine ? Qui les sait plus par cœur ? Mais serais-je fâché que Bajazet, par exemple, eût quelquefois un peu plus de sublime ?

Elle veut, Acomat, que je l’épouse. — Eh bien !

(Acte II, scène iii.)

Tout cela finirait par une perfidie !
J’épouserais ! et qui ? (s’il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Si votre cœur était moins plein de son amour,
Je vous verrais, sans doute, en rougir la première ;
Mais, pour vous épargner une injuste prière,

Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte. — Et moi, je ne vous quitte pas.

( Acte II, scène v.)

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Que parlez-vous, madame, et d’époux, et d’amant ?
ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre ;
Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
Roxane n’est pas loin, etc.

( Acte III, scène iv.)

Je vous demande, monsieur, si à ce style, dans lequel tout le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu’un Français[7] qui s’exprime avec élégance et avec douceur ? Ne désirez-vous rien de plus mâle, de plus fier, de plus animé dans les expressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et l’empire, entre Atalid" et la mort ? C’est à peu près ce que Pierre Corneille disait, à la première représentation de Bajazet, à un vieillard qui me l’a raconté : « Cela est tendre, touchant, bien écrit ; mais c’est toujours un Français qui parle. » Vous sentez bien, monsieur, que cette petite réflexion ne dérobe rien au respect que tout homme qui aime la langue française doit au nom de Racine. Ceux qui désirent un peu plus de coloris à Raphaël et au Poussin ne les admirent pas-moins. Peut-être qu’en général cette maigreur, ordinaire à la versification française, ce vide de grandes idées, est un peu la suite de la gêne de nos phrases[8] et de notre poésie. Nous avons besoin de hardiesse, et nous devrions ne rimer que pour les oreilles : il y a vingt ans que j’ose le dire. Si un vers finit par le mot terre, vous êtes sûr de voir la guerre à la fin de l’autre ; cependant prononce-t-on terre autrement que père et mère ? Prononce-t-on sang autrement que camp ? Pourquoi donc craindre de faire rimer aux yeux ce qui rime aux oreilles ? On doit songer, ce me semble, que l’oreille n’est juge que des sons, et non de la figure des caractères. Il ne faut point multiplier les obstacles sans nécessité, car alors c’est diminuer les beautés. Il faut des lois sévères, et non[9] un vil esclavage. De peur d’être trop long je ne vous en dirai pas davantage sur le style ; j’ai d’ailleurs trop de choses à vous dire sur le sujet de votre pièce. Je n’en sais point qui fût plus difficile à manier ; il n’était conforme, par lui-même, ni à l’histoire, ni à la nature. Il a fallu assurément bien du génie pour lutter contre ces obstacles.

Un moine, nommé Bandelli, s’est avisé de défigurer l’histoire du grand Mahomet II par plusieurs contes incroyables ; il y a mêlé la fable de la mort d’Irène, et vingt autres écrivains l’ont copiée. Cependant il est sûr que jamais Mahomet n’eut de maîtresse connue des chrétiens sous ce nom d’Irène ; que jamais les janissaires ne se révoltèrent contre lui, ni pour une femme ni pour aucun autre sujet, et que ce prince, aussi prudent, aussi savant, et aussi politique qu’il était intrépide, était incapable de commettre cette action d’un[10] forcené, que nos historiens lui reprochent si ridiculement. Il faut mettre ce conte avec celui des quatorze icoglans auxquels on prétend qu’il fit ouvrir le ventre pour savoir qui d’eux avait mangé ses figues ou ses melons. Les nations subjuguées imputent toujours des choses horribles et absurdes à leurs vainqueurs : c’est la vengeance des sots et des esclaves.

L’Histoire de Charles XII m’a mis dans la nécessité de lire quelques ouvrages historiques concernant les Turcs. J’ai lu entre autres, depuis peu, l’Histoire ottomane du prince Cantemir[11], vaivode de Moldavie, écrite à Constantinople. Il ne daigne, ni lui ni aucun auteur turc ou arabe, parler seulement de la fable d’Irène ; il se contente de représenter Mahomet comme le plus grand homme et le plus sage de son temps. Il fait voir que Mahomet, ayant pris d’assaut, par un malentendu, la moitié de Constantinople, et ayant reçu l’autre à composition, observa religieusement le traité, et conserva même la plupart des églises de cette autre partie de la ville, lesquelles subsistèrent trois générations après lui.

Mais qu’il eût voulu épouser une chrétienne, qu’il l’eût égorgée, voilà ce qui n’a jamais été imaginé de son temps. Ce que je dis ici, je le dis en historien, non en poète. Je suis très-loin de vous condamner ; vous avez suivi le préjugé reçu, et un préjugé suffit pour un peintre et pour un poëte. Où en seraient Virgile et Horace si on les avait chicanés sur les faits ? Une fausseté qui produit au théâtre une belle situation est préférable, en ce cas, à toutes les archives de l’univers[12] ; elle devient vraie pour moi, puisqu’elle a produit le rôle de votre aga des janissaires, et la situation aussi frappante que neuve et hardie de Mahomet levant le poignard sur une maîtresse dont il est aimé. Continuez, monsieur, d’être du petit nombre de ceux qui empêchent que les belles-lettres ne périssent en France. Il y a encore et de nouveaux sujets de tragédie, et même de nouveaux genres. Je crois les arts inépuisables : celui du théâtre est un des plus beaux comme des plus difficiles. Je serais bien à plaindre si je perdais le goût de ces beautés parce que j’étudie un peu d’histoire et de physique. Je regarde un homme qui a aimé la poésie, et qui n’en est plus touché, comme un malade qui a perdu un de ses sens. Mais je n’ai rien à craindre avec vous, et, eussé-je entièrement renoncé aux vers, je dirais en voyant les vôtres :

· · · · · · · · · · · · · · · Agnosco veteris vestigia flammæ.

(Virg., Æn., IV, 23.)

Je dois sans doute, monsieur, la faveur que je reçois de vous à M. de Cideville, mon ami de trente années ; je n’en ai guère d’autres. C’est un des magistrats de France qui a le plus cultivé les lettres ; c’est un Pollion en poésie, et un Pylade en amitié. Je vous prie de lui présenter mes remerciements, et de recevoir les miens. Je suis, monsieur, avec une estime dont vous ne pouvez douter, votre, etc.

  1. Jean Sauvé de La Noue, avec lequel Voltaire fut en correspondance, naquit à Meaux en 1701, et mourut en 1761. Il n’a donné qu’une tragédie, Mahomet II représentée, pour la première fois, le 23 février 1739. La plus connue de ses comédies est la Coquette corrigée.
  2. Le texte de cette lettre était très-défiguré dans l’impression de 1776, à la fin du Commentaire historique, et par suite dans les éditions de Kehl ; il a été rétabli dans l’impression qu’on en fit à la suite de Mon Séjour auprès de Voltaire. etc., par Colini, 1807, in-8o ; les altérations y sont indiquées, et je les donne pour échantillon des mutilations faites. (B.)
  3. « …tragique ; car La Thuilerie, qui donna Hercule et Soliman sous son nom, n’en était pas l’auteur ; et d’ailleurs ces deux pièces sont comme si elles n’avaient point été. Connaissez-vous l’épitaphe de ce La Thuilerie ?
    Ci-gît un fiacre nommé Jean,
    Qui croyait avoir fait Hercule et Soliman.
    « Le double mérite d’être (si on ose le dire) peintre et tableau à la fois n’a été en honneur que chez les anciens Grecs, etc. » (Texte de l’édition de Kehl.)
  4. « …. assez. Votre ouvrage étincelle de vers de génie et de traits d’imagination : c’est presque un nouveau genre. Il ne faut sans doute rien de trop hardi, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  5. Ces deux vers n’ont pas été conservés dans la pièce dont La Noue avait envoyé le manuscrit à Voltaire, dans la dernière quinzaine de mars 1739.
  6. « …dans la bouche de Mahomet II, comme dans Mahomet le Prophète. Ces idées superbes sont faites pour leurs caractères ; c’est ainsi qu’ils s’exprimaient eux-mêmes. On prétend que le conquérant de Constantinople, en entrant dans Sainte-Sophie, qu’il venait de changer en mosquée, récita deux vers sublimes du Persan Sadi : Le palais impérial, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  7. « … Français qui appelle sa Turque madame, et qui s’exprime, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  8. « … de nos phrases et de notre rime. Nous avons besoin. » (Texte des éditions de Kehl.)
  9. « … et non un vil esclavage. Les Anglais pensent ainsi ; mais de peur, etc. » (Texte des éditions de Kehl.)
  10. « … d’un imbécile forcené. » (Texte des éditions de Kehl.)
  11. Démétrius Cantemir, pére d’Antiochus Cantemir, mort en 1723 ; voyez la note de la page 211. — Frédéric semble citer une petite-fille de Démétrius, à la fin de sa lettre du 3 février 1740.
  12. Toute la fin de cette lettre n’était pas dans les éditions de Kehl.