Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1150

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 266-268).

1150. — M. DE SAINT-HYACINTHE À M. DE BURIGNY.
À Belleville, le 2 mai 1739.

Je vous renvoie, monsieur, le manuscrit que vous m’avez fait la grâce de me confier. Vous croyez peut-être que je l’ai lu avec plaisir : vous ne vous trompez pas ; mais si vous concluez que j’ai été content après l’avoir lu, vous vous trompez. Charmé de ce que j’avais vu, je n’ai que mieux senti le besoin que j’avais du reste ; au plaisir de la lecture a succédé beaucoup de colère contre l’auteur.

Votre indolence, monsieur, ou, pour parler plus franchement, votre paresse, doit exciter contre vous tous ceux qui savent juger de ce que vous êtes capable de faire. Si vous êtes assez indifférent à la gloire pour dédaigner les applaudissements qui vous reviendraient de la perfection de cet ouvrage, la justice que le public vous a rendue sur ce que vous lui avez donné vous engage à lui donner encore une chose qu’il attend et qu’il souhaite avec impatience. Personne n’a remonté avec plus de justesse ni avec plus de finesse jusqu’aux sources, personne ne les a expliquées avec plus de délicatesse et d’exactitude. Je vais ameuter tous vos amis pour vous persécuter jusqu’à ce que vous ayez donné l’ouvrage complet. Je mettrai à la tête cette comtesse sur les lèvres de laquelle les Grâces ont mis la persuasion ; après quoi nous verrons si nous vous laisserons être à votre aise paresseux pour quelque temps.

Vous m’avez rendu justice, monsieur, lorsque vous avez assuré que je n’étais en nulle liaison avec l’auteur de la Voltairomanie, quel qu’il soit ; et je vous proteste encore à présent que je n’ai point lu cette pièce en son entier. J’y jetai simplement les yeux, parce qu’on me dit que l’auteur m’y avait cité au sujet de M. de Voltaire : ce que je ne vis pas sans indignation. Je voudrais bien savoir de quel droit on cite le nom de M. de Voltaire et le mien, lorsque ni l’un ni l’autre ne se trouvent dans l’ouvrage qu’on cite. On fait plus ; eh ! qu’en avez-vous pensé, monsieur ? on y décide de mon intention. La Deification dont on parle n’est qu’un ouvrage d’imagination, un tissu de fictions qu’on a liées ensemble pour en faire un récit suivi. On y a eu en vue de marquer en général les défauts où tombent les savants de divers genres et de diverses nations. On y a donc été obligé d’imaginer des choses qui, quoique rapportées comme des choses particulières, ne doivent être regardées que comme des généralités applicables à tous les savants qui peuvent tomber dans ces défauts. On ne peut faire une allégorie ni un caractère que l’imagination d’un lecteur ne puisse appliquer à quelqu’un que l’auteur même n’aura jamais connu. Ainsi ce qui n’aura, dans un ouvrage de fiction, qu’un objet général, en devient un particulier par la malignité d’une fausse interprétation. Si cela est permis, monsieur, il ne faut plus songer à écrire, à moins que le public, plus réservé, ne juge de l’intention d’un auteur conformément au but général de l’ouvrage, et qu’il ne fasse retomber sur l’interprète la malignité de l’interprétation.

Quand je vis de quelle manière l’écrivain de la Voltairomanie décidait de mon intention, je vous avoue, monsieur, que je fus extrêmement surpris que celui qu’on en disait l’auteur pût ainsi manquer à tous les égards. Ma surprise égala mon indignation et sa témérité, pour ne pas me servir d’un terme plus dur. Il est vrai que, par la nature de l’ouvrage, on doit s’attendre à tout.

J’appris que M. de Voltaire méprisait cette pièce au point de n’y pas répondre. Il fait à merveille : le sort de ces sortes d’ouvrages est de périr en naissant ; c’est les conserver que d’en parler. M. de Voltaire a quelque chose de mieux à faire : cultivant à présent les Musas severiores, il apprend d’elles à s’élever dans ces régions tranquilles où les vapeurs de la terre ne s’élèvent point : Sapientum templa serena.

Voici, monsieur, les deux madrigaux de M. de Bignicourt, que je ne pus vous dire qu’imparfaitement la dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir à Paris :

Des traits d’une injuste colère
Vous payez mes feux en ce jour :
Iris, pourquoi voulez-vous faire
La Haine fille de l’Amour ?

AUTRE.

Iris, vous dédaignez les feux
Qu’en moi vos charmes ont fait naître :
Mon destin n’est pas d’être heureux,
Mais mon cœur méritait de l’être.

Faites-moi savoir, je vous prie, si vous connaissez le manuscrit sur les tournois que M. de Rieux a acheté ; et quand le temps sera conforme à la saison, n’oubliez point, monsieur, que vous avez à Belleville un très-humble et très-obéissant serviteur,

Saint-Hyacinthe.