Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1163

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 280-281).

1163. — MADAME LA MARQUISE DU CHATELET
À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
1er juin 1739.

Nous voilà en Flandre, mon cher ami, et je voudrais bien y recevoir de vos nouvelles. Nous ne savons point à quoi en sont nos affaires ; mais nous savons bien qu’elles sont en bonnes mains, puisque vous vous en mêlez : vous nous en instruirez sans doute incessamment. Je ne sais combien nous resterons ici ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne tient qu’à moi de faire traîner cela en longueur, et je me déciderai à revoir mes pénates de Cirey, ou à m’en faire de nouveaux à Bruxelles, selon la tranquillité que nous pourrons espérer en France. C’est à vous à nous en instruire, mon cher ami. Je crains la publicité de ces deux Épitres qui, étant dans les mains de beaucoup de personnes, ne peuvent manquer d’être publiques incessamment ; je crains qu’il n’en soit de même du commencement de l’Histoire de Louis XIV. L’avidité de l’argent et de ses ouvrages est grande ; mais vous m’avouerez qu’il est triste de craindre le malheur de sa vie des mêmes choses qui en devraient faire la gloire. Je voudrais aussi que cette édition des œuvres de Hollande, qui se débite à Francfort, eût fait son entrée à Paris ; je crains tout de la malignité des hommes ; ainsi, vous voyez que ce seront les affaires de notre ami, bien plus que les miennes, qui décideront de mon séjour ici. J’ai été très-visitée et très-festoyée à Bruxelles, où je n’ai fait que passer : on n’y parle non plus de Rousseau que s’il était mort. Tout le monde s’est empressé à festoyer M. de Voltaire.

Je suis actuellement à dix lieues de Bruxelles, dans une terre de M. du Châtelet[1]. Je ne sais comment nos affaires iront ; mais elles ne peuvent pas aller mal.

En vous remerciant de votre expédition avec le Mouhy. Me voilà en repos de ce côté-là, car je le crois de bonne foi.

Adieu, mon cher ami ; consolez-moi dans mon exil ; vous savez que votre amitié m’est nécessaire partout. Nous avons vu à Valenciennes M. de Séchelles[2], qui nous a fait les honneurs de la ville avec une galanterie infinie : nous n’avons pu nous dispenser d’y rester quatre jours. Il y avait force colonels. Nous avons eu bal, ballet et comédie. Il a écrit à M. Hérault[3], sur M. de Voltaire, d’une façon très-agréable. Il me parait infiniment aimable. Je pourrais bien, dans l’intervalle de quelques délais, retourner à Valenciennes pendant que M. Hérault y sera : c’est une connaissance très-utile à faire.

Votre ami vous dit les choses les plus tendres : il recommence à travailler à Mahomet ; mais n’oubliez pas Zulime ; elle ferait à merveille dans les circonstances présentes : son sort est entre vos mains.

  1. À Beringen
  2. Jean Moreau, seigneur de Séchelles, fils de Pierre Moreau, secrétaire du roi, et d’Hélène Charon, né le 10 mai 1690, maître des requêtes en 1719, intendant de Hainaut en 1727, intendant de Lille en 1743, contrôleur général en 1754, mort le 31 décembre 1760.
  3. Le lieutenant de police Hérault était son gendre.