Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1200

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 331-333).

1200. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Paris, septembre.

Monseigneur, j’ai reçu à Paris les deux plus grandes consolations dont j’avais besoin dans cette ville immense, où règnent le bruit, la dissipation, l’empressement inutile de chercher ses amis, qu’on ne trouve point ; où l’on ne vit que pour soi-même, où l’on se trouve tout d’un coup enveloppé dans vingt tourbillons, plus chimériques que ceux de Descartes, et moins faits pour conduire au bonheur que les absurdités cartésiennes ne font connaître la nature. Mes deux consolations, monseigneur, sont les deux lettres dont Votre Altesse royale m’a honoré, du 9 et du 15 août, qui m’ont été renvoyées à Paris. Il a fallu d’abord, en arrivant, répondre[1] à beaucoup d’objections que j’ai trouvées répandues à Paris contre les découvertes de Newton. Mais ce petit devoir dont je me suis acquitté ne m’a point fait perdre de vue ce Mahomet dont j’ai déjà eu l’honneur d’envoyer les prémices à Votre Altesse royale. Voici deux actes à la fois. Si j’avais attendu que cela fût digne de vous être présenté, j’aurais attendu trop longtemps. Je les envoie comme une preuve de mon empressement à vous plaire, et, pour meilleure preuve, je vais les corriger. Votre Altesse royale verra si les horreurs que le fanatisme entraîne y sont peintes d’un pinceau assez ferme et assez vrai. Le malheureux Séide, qui croit servir Dieu en égorgeant son père, n’est point un portrait chimérique. Les Jean Châtel, les Clément, les Ravaillac, étaient dans ce cas, et, ce qu’il y a de plus horrible, c’est qu’ils étaient tous dans la bonne foi. N’est-ce donc pas rendre service à l’humanité de distinguer toujours, comme j’ai fait, la religion de la superstition ; et méritais-je d’être persécuté pour avoir toujours dit, en cent façons différentes, qu’on ne fait jamais de bien à Dieu en faisant du mal aux hommes ? Il n’y a que les suffrages, les bontés, et les lettres de Votre Altesse royale, qui me soutiennent contre les contradictions que j’ai essuyées dans mon pays. Je regarde ma vie comme la fête de Damoclès chez Denis. Les lettres de Votre Altesse royale et la société de Mme  la marquise du Châtelet sont mon festin et ma musique.

Mais de la persécution
Le fer, suspendu sur ma tête,
Corrompt les plaisirs de la fête
Que, dans le palais d’Apollon,
Le divin Frédéric m’apprête.
Sans cela, ma muse, enhardie
Par vos héroïques chansons,
Prendrait une nouvelle vie,
Et, suivant de loin vos leçons,
Aux concerts de votre harmonie
Oserait mêler quelques sons.
Mais, quoi ! sous la serre cruelle
De l’impitoyable vautour
Voit-on la tendre Philomèle
Chanter les plaisirs et l’amour ?

À peine suis-je arrivé à Paris qu’on a été dire à l’oreille d’un grand ministre[2] que j’avais composé l’histoire de sa vie, et que cette histoire critique allait paraître dans les pays étrangers. Cette calomnie a été bien confondue, mais elle pouvait porter coup. Votre Altesse royale sait ce que c’est que le pouvoir despotique, et elle n’en abusera jamais ; mais elle voit quel est l’état d’un homme qu’un seul mot peut perdre. C’est continuellement ma situation. Voilà ce que m’ont valu vingt années consumées à tâcher de plaire à ma nation, et quelquefois peut-être à l’instruire. Mais, encore une fois. Votre Altesse royale m’aime, et je suis bien loin d’être à plaindre ; elle daigne faire graver la Henriade ; quel mal peut-on me faire qui ne soit au-dessous d’un tel honneur ? Je viens d’acheter un Machiavel complet, exprès pour être plus au fait de la belle réfutation que j’attends avec ce que vous allez en écrire. Je ne crois pas qu’il y en ait jamais de meilleure réfutation que votre conduite. Les hommes semblent tous occupés, à présent, à se détruire ; et, depuis le Mogol jusqu’au détroit de Gibraltar, tout est en guerre ; on croit que la France dansera aussi dans cette vilaine pyrrhique. C’est dans ce temps que Votre Altesse royale enseigne la justice, avant d’exercer sa valeur. M’est-il permis de lui demander quand je serai assez heureux pour voir ces leçons d’équité et de sagesse ?

J’ai vu les fusées volantes qu’on a tirées à Paris avec tant d’appareil ; mais je voudrais toujours qu’on commençât par avoir un hôtel de ville, de belles places, des marchés magnifiques et commodes, de belles fontaines, avant d’avoir des feux d’artifice. Je préfère la magnificence romaine à des feux de joie ; ce n’est pas que je condamne ceux-ci : à Dieu ne plaise qu’il y ait un seul plaisir que je désapprouve ! mais, en jouissant de ce que nous avons, je regrette un peu ce que nous n’avons pas.

Votre Altesse royale sait sans doute que Bouchardon et Vaucanson font des chefs-d’œuvre, chacun dans leur genre. Rameau travaille à mettre à la mode la musique italienne. Voilà des hommes dignes de vivre sous Frédéric ; mais je les défie d’en avoir autant d’envie que moi.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, de Votre Altesse royale, etc.

  1. Voyez, tome XXIII, page 71, la Réponse aux objections principales contre la philosophie de Newton.
  2. Le cardinal de Fleury.