Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1207

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 337-339).

1207. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 10 octobre[1].

Mon cher ami, j’avais cru, avec le public, que vous aviez reçu le meilleur accueil du monde de tout Paris, qu’on s’empressait de vous rendre des honneurs et de vous faire des civilités, et que votre séjour dans cette ville fameuse ne serait mêlé d’aucune amertume. Je suis fâché de m’être trompé sur une chose que j’avais fort souhaitée ; et il paraît que votre sort et celui de la plupart des grands hommes et d’être persécutés pendant leur vie, et adorés comme des dieux après leur mort. La vérité est que ce sort, quelque brillant qu’il vous peigne l’avenir, vous offre le seul temps dont vous pouvez jouir sous une face peu agréable. Mais c’est dans ces occasions où il faut se munir d’une fermeté d’âme capable de résister à la peur et à tous les fâcheux accidents qui peuvent arriver. La secte des stoïciens ne fleurit jamais davantage que sous la tyrannie des méchants empereurs. Pourquoi’ ? parce que c’était alors une nécessité, pour vivre tranquille, de savoir mépriser la douleur et la mort.

Que votre stoïcisme, mon cher Voltaire, aille au moins à vous procurer une tranquillité inaltérable. Dites avec Horace : hi virtute mea involvo[2] : Ah ! s’il se pouvait, je vous recueillerais chez moi ; ma maison vous serait un asile contre tous les coups de la fortune, et je m’appliquerais à faire le bonheur d’un homme dont les ouvrages ont répandu tant d’agréments sur ma vie.

J’ai reçu les deux nouveaux actes de Zopire. Je ne les ai lus qu’une fois ; mais je vous réponds de leur succès. J’ai penser versé des larmes en les lisant ; la scène de Zopire et de Séide, celle de Séide et de Palmire, lorsque Séide s’apprête à commettre le parricide, et la scène où. Mahomet, parlant à Omar, feint de condamner l’action de Séide, sont des endroits excellents. Il m’a paru, à la vérité, que Zopire venait se confesser exprès sur le théâtre pour mourir en règle, que le fond du théâtre ouvert et fermé sentait un peu la machine ; mais je ne saurais en juger qu’à la seconde lecture. Les caractères, les expressions des mœurs, et l’art d’émouvoir les passions, y font connaître la main du grand, de l’excellent maître qui a fait cette pièce ; et, quand même Zopire ne viendrait pas assez naturellement sur le théâtre, je croirais que ce serait une tache qu’on pourrait passer sur le corps d’une beauté parfaite, et qui ne serait remarquée que par des vieillards qui examinent avec des lunettes ce qui ne doit être vu qu’avec saisissement et senti qu’avec transport.

Vos fêtes de Paris n’ont satisfait que votre vue : pour moi, je serais pour les fêtes dont l’esprit et tous nos sens peuvent profiter. Il me semble qu’il y a de la pédanterie en savoir et en plaisir ; que de choisir une matière pour nous instruire, un goût pour nous divertir, c’est vouloir rétrécir la capacité que le Créateur a donnée à l’esprit humain, qui peut contenir plus d’une connaissance, et c’est rendre inutile l’ouvrage d’un Dieu qui parait épicurien, tant il a eu soin de la volupté des hommes.

J’aime le luxe et même la mollesse,
Et les plaisirs… de toute espèce ;
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tout honnête homme a de tels sentiments.

(Le Mondain, v. 9.)

C’est Moïse apparemment qui dit cela ? Si ce n’est lui, c’est toujours un homme qui serait meilleur législateur que ce Juif imposteur, et que j’estime plus mille fois que toute cette nation superstitieuse, faible et cruelle.

Nous avons eu ici milord Baltimore[3] et M. Algarotti, qui s’en retournent en Angleterre. Ce lord est un homme très-sensé, qui possède beaucoup de connaissances, et qui croit, comme vous, que les sciences ne dérogent point à la noblesse, et ne dégradent point un rang illustre.

J’ai admiré le génie de cet Anglais comme un beau visage à travers un voile. Il parle très-mal français, mais on aime pourtant à l’entendre parler ; et l’anglais, il le prononce si vite qu’il n’y a pas moyen de le suivre. Il appelle un Russien[4] un animal mécanique ; il dit que Pétersbourg est l’œil de la Russie, avec lequel elle regarde les pays policés ; que si on lui éborgnait cet œil, elle ne manquerait pas de retomber dans la barbarie dont elle est à peine sortie. Il est grand partisan de la soleil, et je ne le crois pas trop éloigné des dogmes de Zoroastre, touchant cette planète. Il a trouvé ici des gens avec lesquels il pouvait parler sans contrainte, ce qui m’a fait composer l’Épître[5] ci-jointe, que je vous prie de corriger impitoyablement.

Le jeune Algarotti, que vous connaissez, m’a plu on ne saurait davantage. Il m’a promis de revenir ici aussitôt qu’il lui serait possible. Nous avons bien parlé de vous, de géométrie, de vers, de toutes les sciences, de badineries, enfin de tout ce dont on peut parler. Il a beaucoup de feu, de vivacité et de douceur, ce qui m’accommode on ne saurait mieux. Il a composé une cantate qu’on a mise aussitôt en musique, et dont on a été très-satisfait. Nous nous sommes séparés avec regret, et je crains fort de ne revoir de longtemps dans ces contrées d’aussi aimables personnes.

Nous attendons, cette semaine, le marquis de La Chétardie, duquel il faudra prendre encore un triste congé. Je ne sais ce que c’est que ce M. Valori ; mais j’en ai ouï parler comme d’un homme qui n’avait pas le ton de la bonne compagnie. Monsieur le cardinal aurait bien pu se passer de nous envoyer cet homme et de nous ôter La Chétardie, qui est, en tous sens, un très-aimable garçon.

Soyez sûr qu’ici, a Remusberg, nous nous embarrassons aussi peu de guerre que s’il n’y en avait point dans le monde. Je travaille actuellement à Machiavel, interrompu quelquefois par des importuns dont la race n’est pas éteinte, malgré les coups de foudre que leur lança Molière. Je réfute Machiavel, chapitre par chapitre ; il y en a quelques-uns de faits, mais j’attends qu’ils soient tous achevés pour les corriger. Alors vous serez le premier qui verrez l’ouvrage, et il ne sortira de mes mains qu’après que le feu de votre génie l’aura épuré.

J’attends vos corrections sur la Préface de la Henriade, afin d’y changer ce que vous avez trouvé à propos ; après quoi la Henriade volera sous la presse.

J’ai fait construire une tour au haut de laquelle je placerai un observatoire. L’étage d’en bas devient une grotte ; le second, une salle pour des instruments de physique ; le troisième, une petite imprimerie. Cette tour est attachée à ma bibliothèque par le moyen d’une colonnade au haut de laquelle règne une plate-forme.

Je vous en envoie le dessin pour vous amuser, en attendant que l’on construise l’Hôtel de Ville et les marchés de Paris.

J’attends de vos nouvelles avec beaucoup d’impatience, et je vous prie de me croire de vos amis, autant qu’il est possible de l’être,

Fédéric.

Césarion ne veut pas que je sois son interprète ; il aime mieux vous écrire lui-même.

  1. Réponse à la lettre 1200.
  2. · · · · · · · · · · · · · · · Mea
    Virtute me involvo · · · · · · · · · · · · · · ·
    (Lib. III, od, xxix, v. 55.)
  3. Voyez plus bas la lettre 1244, qui est la réponse à celle-ci.
  4. « Un Prussien, » (Œuvres posthumes, édit. de Berlin.)
  5. Èpitre sur la Liberté, adressée à milord Baltimore.