Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1265

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 417-419).

1265. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Berlin, 15 avril.

Mon cher Voltaire, votre Dévote est venue le plus à propos du monde. Elle est charmante, les caractères bien soutenus, l’intrigue bien conduite, le dénoûment naturel. Nous l’avons lue, Césarion et moi, avec beaucoup de plaisir, et souhaitant beaucoup de la voir représenter ici en présence de son auteur, de cet ami que nous désirons tant de voir. Mon amphibie vous fait des compliments de ce que, tout malade que vous êtes, vous travaillez plus et mieux que tant d’auteurs pleins de santé. Je ne conçois rien à votre être très-particulier, car, chez nous autres mortels, l’esprit souffre toujours des langueurs du corps ; la moindre chose me rend incapable de penser. Mais votre esprit, supérieur à ses organes, triomphe de tout. Puisse-t-il triompher de la mort même !

Vous lirez, s’il vous plaît, un petit conte[1] assez mal tourné que je vous envoie, et une épître[2] où je me suis avisé de parler très-sérieusement à une sorte de gens qui ne sont guère d’humeur à régler leur conduite sur la morale des poëtes. Machiavel suivra quand il pourra ; vous voudrez bien attendre que j’aie le temps d’y mettre la dernière main.

Le monde est si tracassier ici, si inquiet, si turbulent, qu’il n’est presque pas possible d’échapper à ce mal épidémique ; tout ce que je puis faire quelquefois, c’est de rimer des sottises. Je m’attends de me trouver bientôt dans une assiette plus tranquille. Je reprendrai des occupations plus sérieuses et qui demandent de la réflexion. À présent, voilà une malheureuse suite de fêtes qu’il faut essuyer, malgré que l’on en ait, et des discours très-inconséquents qu’il faut entendre et même applaudir. Je fais ce manège à contrecœur, haïssant tout ce qui est hypocrisie et fausseté.

Algarotti m’écrit que Pine[3] n’a pas encore achevé son impression de Virgile, et que la Henriade serait pendue au croc, en attendant l’Enéide. J’en ai fort grondé, car il me semble que

Virgile, vous cédant la place
Qu’il obtint jadis au Parnasse,
Vous devait bien le même honneur
Chez maitre Pine, l’imprimeur.

Vous voyez, mon cher Voltaire, la différence qu’il y a entre les décrets d’Apollon et les fantaisies d’un imprimeur. Je soutiens la gloire de ce dieu, en accélérant la publication de votre ouvrage. J’espère de réduire bientôt les caprices de cet Anglais, en satisfaisant son avidité intéressée.

Assurez, je vous prie, la marquise du Châtelet de mes attentions. Ménagez la santé d’un homme que je chéris, et n’oubliez jamais qu’étant mon ami vous devez apporter tous vos soins à me conserver le bien le plus précieux que j’aie reçu du ciel. Donnez-moi bientôt des nouvelles de votre convalescence, et comptez que, de toutes celles que je puis recevoir, celles-là me seront les plus agréables. Adieu, je suis tout à vous.

Fédéric.

Voici un petit paquet que Césarion vous envoie. J’espère que son souvenir ne vous sera pas indifférent, et que vous apprendrez avec plaisir que sa santé se fortifie de jour en jour[4].

  1. Le Faux Pronostic, conte.
  2. l’Épître sur la Gloire et sur l’Intérêt, dont Voltaire parle dans la lettre 1271.
  3. Voyez la note 2 de la page 275.
  4. Ce post-scriptum, omis par Beuchot, est tiré des Œuvres posthumes.