Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1266

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 419-422).

1266. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Bruxelles), avril.

Monseigneur, votre idée m’occupe le jour et la nuit. Je rêve à mon prince comme on rêve à sa maîtresse.

Tempus erat quo prima quies mortalibus ægris
Incipit, et dono Divum gratissima serpit.
In somnis ecce ante oculos pulcherrimus heros
Visus adesse mihi…

( Virg., Æn., II, v. 268.)

Je vous ai vu sur un trône d’argent massifs[1] que vous n’aviez point fait faire, et sur lequel vous montiez avec plus d’affliction que de joie.

Plus frappé de la triste vue
D’un père expirant devant vous,
Que de la brillante cohue
Qui s’empressait à vos genoux.

Beaucoup de courtisans, qui avaient négligé de venir voir Son Altesse royale à Remusberg, venaient en foule saluer Sa Majesté à Berlin.

Je remarquais tout l’étalage
Et l’air de ces nouveau-venus ;
Ce sont seigneurs de haut lignage,
Car ils descendent de Janus,
Ayant tous un double visage.

Ils pourraient même venir aussi, par femmes, du prophète Elisée, qui, au rapport de la très-sainte Écriture[2], avait un esprit double, de quoi plusieurs prêtres ont hérité aussi bien queux.

Plein de douceur et de prudence,
Mon grand prince avec complaisance
Voyait près de son trône admis
Ceux qui, par pure obéissance,

Jadis furent ses ennemis ;
Ils éprouvent tous sa clémence ;
Mais il distinguait ses amis,
Ils éprouvent sa bienfaisance.

Les Antonins, les Titus, les Trajan, les Julien, descendaient du ciel pour voir ce triomphe.

Tous ces héros du nom romain
N’ont plus qu’un mépris souverain
Pour la malheureuse Italie ;
Ils s’étonnent que leur génie
Ne se retrouve qu’à Berlin.

Il ne tenait qu’à eux d’être à l’élection d’un pape[3], mais les cardinaux et le Saint-Esprit ne sont pas faits pour les Titus et les Marc-Aurèle. La Vérité, que ces héros aiment, n’est guère au conclave ; elle était près de ce trône d’argent.

Mon héros, d’un air de franchise,
L’y fit asseoir à son côté ;
Elle était honteuse et surprise
De se voir tant de liberté.

Elle sait bien que le trône n’est guère plus sa place que le conclave, et qu’à cette pauvre exilée n’appartient pas tant d’honneur ; mais Frédéric la rassurait comme une personne de sa connaissance.

Le Florentin Machiavel,
Voyant cette fille du ciel,
S’en retourna tout au plus vite
Au fond du manoir infernal,
Accompagné d’un cardinal,
D’un ministre, et d’un vieux jésuite.

Mais Frédéric ne voulut pas que Machiavel eût ose paraître devant lui sans faire amende honorable au genre humain en la personne de son protecteur. Il le fit mettre à genoux ;

Et l’Italien confondu
Fit sa pénitence publique,

En avouant que la vertu
Est la meilleure politique.

Toutes les Vertus se mirent alors à caresser le vainqueur de Machiavel.

La sage Libéralité,
Qui récompense avec justice,
Enchaînait avec fermeté
La folle Prodigalité,
Et la méprisable Avarice.
Le Devoir, le Travail sévère.
Semblaient régner dans ce séjour ;
Mais les Jeux, l’Amour et sa mère
N’étaient point bannis de la cour.
Pour tous également affable,
Il les embrassait tour à tour ;
Il savait maîtriser l’Amour,
Et rendre le Travail aimable.

Cependant Mars et la Politique montraient le plan de Berg et de Juliers, et mon héros tirait son épée, prêt à la remettre dans le fourreau pour le bonheur de ses sujets et pour celui du monde ; les beaux-arts venaient de tous côtés rendre hommage à leur protecteur ; la Musique, la Peinture, l’Éloquence, l’Histoire, la Physique, travaillaient sous ses yeux ; il présidait à tout, et semblait né pour tous ces arts, comme pour celui de gouverner et de plaire. Un théâtre s’élevait, une académie se formait, non pas telle que celle des jetonniers français,

Ces gens doctement ridicules,
Parlant de rien, nourris de vent,
Et qui pèsent si gravement
Des mots, des points, et des virgules.

C’était une académie dans le goût de celle des Sciences et de la Société de Londres. Enfin, tout ce qu’il y a de bon, de beau, de vrai, de juste, d’aimable, était rassemblé sur ce trône. Je n’ai point oublié mon songe comme ce fou de la sainte Écriture[4], qui menaçait de faire mourir ses conseillers d’État s’ils ne devinaient son rêve, qu’il avait oublié. Je m’en souviens très-bien, et il ne me faut ni Daniel ni Joseph pour l’expliquer.

Non, non, ce n’est point un mensonge
Qui trompa mon cœur enchanté ;

Chez tous les autres rois mon rêve est un vain songe ;
Chez vous, mon rêve est vérité.

Dans ma dernière lettre[5] j’avais déjà reproché à mon souverain d’avoir fait médiocrité de quatre syllabes ; médiocrité est de cinq, et mon prince l’avait fait de quatre : énorme faute, et l’une des plus grandes qu’il fera jamais.

  1. Frédéric-Guillaume, dit Voltaire dans ses Mémoires, se donna le plaisir de meubler tout le grand appartement de son palais de gros effets d’argent massif.
  2. IVe livre des Rois, chapitre II, verset 9.
  3. Clément XII était mort le 6 février 1740 ; son successeur, élu le 17 auguste suivant, fut Benoît XIV, vénérable pontife auquel Voltaire dédia Mahomet, le 17 auguste 1745. (Cl.)
  4. Voyez Daniel, ch. ii.
  5. La lettre 1264.