Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1274

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 433-436).

1274. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 18 mai[1].

Je vois dans vos discours la puissante évidence,
Et d’un autre côté la brillante apparence :
Par tous deux[2] ébranlé, séduit également.
Je demeure indécis dans mon aveuglement.
L’homme est né pour agir, il est libre, il est maître,
Mais ses sens limités ne sauraient tout connaître ;
Ses organes grossiers confondent les objets ;
L’atome n’est point vu de ses yeux imparfaits.
Et les trop vastes corps à ses regards échappent ;
Les tubes vainement dans les cieux les rattrapent.
Pour tout connaître enfin nous ne sommes pas faits.
Mais devinons toujours, et soyons satisfaits.

Voilà tout le jugement que je puis faire entre la marquise et M. de Voltaire. Quand je lis votre Métaphysique, je m’écrie, j’admire, et je crois. Lorsque je lis les Institutions physiques[3] de la marquise, je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé ou si je me trompe[4]. En un mot, il faudrait avoir une intelligence aussi supérieure aux vôtres que vous êtes au-dessus des autres êtres pensants, pour dire qui de vous a deviné le mot de l’énigme. J’avoue humblement que je respecte beaucoup la raison suffisante, mais que je la croirais d’un usage infiniment plus sûr si nos connaissances étaient aussi étendues qu’elle l’exige. Nous n’avons que quelques idées des attributs de la matière et des lois de la mécanique ; mais je ne doute point que l’éternel Architecte n’ait une infinité de secrets que nous ne découvrirons jamais, et qui, par conséquent, rendent l’usage de la raison suffisante insuffisant entre nos mains. — J’avoue, d’un autre côté, que ces êtres simples qui pensent me paraissent bien métaphysiques, et que je ne comprends rien au vide de Newton, et très-peu à l’espace de Leibnitz. Il me paraît impossible aux hommes de raisonner sur les attributs et sur les actions du Créateur, sans dire des pauvretés. Je n’ai de Dieu aucune autre idée que d’un Être souverainement bon.

Je ne sais pas si sa liberté implique contradiction avec la raison suffisante, ou si des lois coéternelles à son existence rendent ses actions nécessaires et assujetties à leur détermination ; mais je suis très-convaincu que tout est assez bien dans ce monde, et que si Dieu avait voulu faire de nous des métaphysiciens, il nous aurait assurément communiqué des lumières et des connaissances infiniment supérieures aux nôtres,

Il est fâcheux pour les philosophes qu’ils soient obligés de rendre raison de tout. Il faut qu’ils imaginent, lorsqu’ils manquent d’objets palpables. Avec tout cela, je suis obligé de vous dire que je suis très-satisfait de votre Traité de métaphysique. C’est le Pitt[5] ou le grand Sanci, qui, dans leur petit volume, renferment des trésors immenses. La solidité du raisonnement et la modération de vos jugements devraient servir d’exemple à tous les philosophes et à tous ceux qui se mêlent de discuter des vérités. Le désir de s’instruire parait leur objet naturel, et le plaisir de se chicaner en devient trop souvent la suite malheureuse.

Je voudrais bien me trouver dans la situation paisible et tranquille où vous me croyez. Je vous assure que la philosophie me paraît plus charmante et plus attrayante que le trône ; elle a l’avantage d’un plaisir solide ; elle l’emporte sur les illusions et les erreurs des hommes ; et ceux qui peuvent la suivre dans le pays de la vertu et de la vérité sont très-condamnables de l’abandonner pour celui des vices et des prestiges.

Sorti du palais de Circé,
Loin des cris de la multitude,
Je me croyais débarrassé
Des périls au sein de l’étude ;
Plus qu’alors je suis menacé
D’une triste vicissitude,
Et par le sort je suis forcé
D’abandonner ma solitude.

C’est ainsi que dans le monde les apparences sont fort trompeuses. Pour vous dire naturellement ce qui en est, je dois vous avertir que le langage des gazettes est plus menteur que jamais, et que l’amour de la vie et l’espérance sont inséparables de la nature humaine ; ce sont là les fondements de cette prétendue convalescence dont je souhaiterais beaucoup de voir la réalité. Mon cher Voltaire, la maladie du roi est une complication de maux dont les progrès nous ôtent tout espoir de guérison ; elle consiste dans une hydropisie et une étisie formelle dans tout le corps. Les symptômes les plus fâcheux de cette maladie sont des vomissements fréquents qui affaiblissent beaucoup le malade. Il se flatte, et croit se sauver par les efforts qu’il fait de se montrer en public. C’est là ce qui trompe ceux qui ne sont pas bien informés du véritable état des choses.

On n’a jamais ce qu’on désire ;
Le sort combat notre bonheur ;
L’ambitieux veut un empire,
L’amant veut posséder un cœur ;

Un autre après l’argent soupire,
Un autre court après l’honneur.

Le philosophe se contente
Du repos, de la vérité ;
Mais, dans cette si juste attente,
Il est rarement contenté.
Ainsi, dans le cours de ce monde.
Il faut souscrire à son destin ;
C’est sur la raison que se fonde
Notre bonheur le plus certain.

Ceint du laurier d’Horace, ou ceint du diadème,
Toujours d’un pas égal tu me verras marcher.
Sans me tourmenter ni chercher
Le repos souverain qu’au fond de mon cœur même.

C’est la seule chose qui me reste à faire, car je prévois avec trop de certitude qu’il n’est plus en mon pouvoir de reculer ; c’est en regrettant mon indépendance que je la quitte, et, déplorant mon heureuse obscurité, je suis forcé de monter sur le grand théâtre du monde.

Si j’avais cette liberté d’esprit que vous me supposez, je vous enverrais autre chose que de mauvais vers ; mais apprenez que ce ne sont pas là les derniers, et que vous êtes encore menacé d’une nouvelle épître. Encore une épître ! direz-vous. Oui, mon cher Voltaire, encore une épître, il en faut passer par là.

À propos de vers, j’ai vu une tragédie de Gresset, intitulée Edouard. La versification m’en a paru heureuse, mais il m’a semblé que les caractères étaient mal peints[6]. Il faut étudier les passions pour les mettre en action ; il faut connaître le cœur humain, afin qu’en imitant son ressort l’automate du théâtre ressemble et agisse conformément à la nature. Gresset n’a point puisé à la bonne source, autant qu’il me paraît. Les beautés de détail peuvent rendre sa tragédie supportable à la lecture ; mais elles ne suffisent pas pour la soutenir à la représentation :

Autre est la voix d’un perroquet,
Autre est celle de Melpomène.

Celui qui a lâché ce lardon à Gresset n’a pas mal attrapé ses défauts. Il y a je ne sais quoi de mou et de languissant dans le rôle d’Édouard, qui ne peut guère inspirer que de l’ennui à l’auditeur.

Ennuyé des longueurs du sieur Pine[7], j’ai pris la résolution de faire imprimer la Henriade sous mes yeux. Je fais venir exprès la plus belle imprimerie à caractères d’argent qu’on puisse trouver en Angleterre. Tous nos artistes travaillent aux estampes et aux vignettes. Quoi qu’il en coûte. nous produirons un chef-d’œuvre digne de la matière qu’il doit présenter au public[8].

Je serai votre renommée ;
Ma main, de sa trompette armée,
Publiera dans tout l’univers
Vos vertus, vos talents, vos vers.

Je crains que vous ne me trouviez aujourd’hui, sinon le plus importun au moins le plus bavard des princes. C’est un des petits défauts de ma nation que la longueur ; on ne s’en corrige pas si vite. Je vous en demande excuse, mon cher Voltaire, pour moi et pour mes compatriotes. Je suis cependant plus excusable qu’eux, car j’ai tant de plaisir à m’entretenir avec vous que les heures me paraissent des moments. Si vous voulez que mes lettres soient plus courtes, soyez moins aimable, ou, selon le paragraphe xii de Leibnitz, cela implique contradiction : donc, etc.

Aimez-moi toujours un peu, car je suis jaloux de votre estime, et soyez bien persuadé que vous ne pouvez faire moins sans beaucoup d’ingratitude pour celui qui est avec admiration votre très-fidèle ami,

Fédéric.

  1. La lettre 1284 est la réponse à celle-ci,
  2. Voltaire et Mme du Châtelet.
  3. Il est question de ces deux ouvrages dans la lettre 1267.
  4. Dans sa lettre à Mme du Châtelet du 19 mai 1740, Frédéric fait l’éloge de ces Institutions physiques, qu’il critique sévèrement dans sa lettre à Jordan, du 24 septembre.
  5. Le Pitt ou le Pître est un diamant que le duc d’Orléans, régent, acheta d’un Anglais en 1717 ; on l’a nommé, pour cette raison, le Régent. Il fut volé, dans le garde-meuble de la couronne, en semptembre 1792, avec le Sanci, dont on ne connaît pas le possesseur actuel. Napoléon portait le Régent à la garde de son épée, et ce diamant, plus précieux que le Sanci, appartient encore à la couronne de France.(Cl.)
  6. Voyez la lettre 1267.
  7. Voyez la lettre 1159.
  8. Frédéric, étant monté sur le trône le 31 mai 1740, ne s’occupa plus de cette édition de la Henriade.