Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1290

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 453-454).

1290. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Charlottenbourg, 12 juin[1].

Non, ce n’est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite
D’où mes vers vous sont parvenus.
Que je date ces vers confus :
Car, dans ce moment, le poëte
Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple, que j’aime,
Est l’unique dieu que je sers ;
Adieu les vers et les concerts,
Tous les plaisirs, Voltaire même ;
Mon devoir est mon dieu suprême.
Qu’il entraîne de soins divers !
Quel fardeau que le diadème !
Quand ce dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu’un trait,
Puiser, dans les leçons de mon ami sincère.
Quel doit être d’un roi le sacré caractère.

Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m’a pas tout à fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n’en guérirai jamais. J’estime trop l’art d’Horace et de Voltaire pour y renoncer ; et je suis du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.

J’avais commencé une épître sur les abus de la mode et de la coutume, lors même que la coutume de la primogéniture m’obligeait de monter sur le trône et de quitter mon épître pour quelque temps. J’aurais volontiers changé mon épître en satire contre cette même mode, si je ne savais que la satire doit être bannie de la bouche des princes.

Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de vingt-quatre heures.

Je vous avoue que la vie d’un homme qui n’existe que pour réfléchir, et pour lui-même, me semble infiniment préférable à la vie d’un homme dont l’unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.

Vos vers[2] sont charmants. Je n’en dirai rien, car ils sont trop flatteurs.

Mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l’empressement que j’ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que votre humanité comporte. J’irai à la fin d’août à Wesel, et peut-être plus loin. Promettez-moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu.

Fédéric.

Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains : d’un côté, à l’armée ; de l’autre, au peuple et aux beaux-arts.

  1. Réponse à la lettre 1284.
  2. Les quarante et un vers que contient la lettre 1284.