Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1492

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 116-117).

1492. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Olmütz, 3 février.

Mon cher Voltaire, le démon qui m’a promené jusqu’à présent m’a mené à Olmütz, pour redresser les affaires que les autres alliés ont embrouillées, dit-on. Je ne sais ce qui en sera ; mais je sais que mon étoile est trop errante. Que pouvez-vous prétendre d’une cervelle où il n’y a que du foin, de l’avoine, et de la paille hachée ? Je crois que je ne rimerai à présent qu’en oin et en oine.

Laissez calmer cette tempête ;
Attendez qu’à Berlin, sur les débris de Mars,
La paix ramène les beaux-arts.
Pour faire enfler les sons de ma tendre musette,
Il faut que la fin des hasards
Impose le silence au bruit de la trompette.

Je vous renvoie bien loin peut-être ; cependant il n’y a rien à faire à présent, et d’un mauvais payeur il faut prendre ce qu’on peut.

Je lis maintenant, ou plutôt je dévore votre Siècle de Louis le Grand. Si vous m’aimez, envoyez-moi ce que vous avez fait ultérieurement de cet ouvrage : c’est mon unique consolation, mon délassement, ma récréation. Vous qui ne travaillez que par goût et que par génie, ayez pitié d’un manœuvre en politique, et qui ne travaille que par nécessité.

Aurait-on dû présumer, cher Voltaire, qu’un nourrisson des Muses dût être destiné à faire mouvoir, conjointement avec une douzaine de graves fous que l’on nomme grands politiques, la grande roue des événements de l’Europe ? Cependant c’est un fait qui est authentique, et qui n’est pas fort honorable pour la Providence.

Je me rappelle, à ce propos, le conte que l’on fait d’un curé à qui un paysan parlait du Seigneur-Dieu avec une vénération idiote : Allez, allez, lui dit le bon presbyte, vous en imaginez plus qu’il n’y en a ; moi, qui le fais et qui le vends par douzaines, j’en connais la valeur intrinsèque.

On se fait ordinairement dans le monde une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires mais, lorsqu’on est dans les coulisses, l’on voit, pour la plupart du temps, que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs, et par de vils faquins qui, s’ils se montraient dans leur état naturel, ne s’attireraient que l’indignation du public.

La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité, sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes[1] qui sont à la tête des nations, et qui en devraient être l’exemple. C’est une chose bien humiliante que l’étude du cœur humain dans de pareils sujets elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis, et mon indépendance.

Adieu, cher Voltaire ; peut-être retrouverai-je un jour tout ce qui est perdu pour moi à présent. Je suis, avec tous les sentiments que vous pouvez imaginer, votre fidèle ami,

Fédéric.

  1. Le marquis de Valori dit, tome Ier, page 263 de ses Mémoires, en parlant de Frédéric II : « Le défaut particulier de son caractère est de mépriser les hommes. Il croit qu’un homme vertueux et éclairé est un être de raison… Il parle contre les vices avec une éloquence à surprendre mais il est si peu conséquent, et si peu pénétré de ce qu’il dit, que ses propos démentent, un quart d’heure après, ce qu’il vient d’avancer. »