Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1498

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 120-121).

1498. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Selowitz, le 23 mars.

Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n’ai d’autres nouvelles à vous mander que d’une espèce dont vous ne vous souciez guère, ou que vous abhorrez.

Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux différentes contrées de l’Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la gorge avec d’autres peuples dont ils ignoraient jusqu’au nom même, et qu’ils ont été chercher dans un pays fort éloigné ; pourquoi ? parce que leur maitre a fait un contrat avec un autre prince, et qu’ils voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième ; vous me répondriez que ces gens sont fous, sots et furieux, de se prêter ainsi aux caprices et à la barbarie de leurs maitres. Si je vous disais que nous nous préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands frais ; que nous faisons la moisson où nous n’avons point semé, et les maîtres où personne n’est assez fort pour nous résister ; vous vous écrieriez : Ah, barbares ! ah, brigands ! inhumains que vous êtes, les injustes n’hériteront point du royaume des cieux, selon saint Matthieu, chapitre xii, vers. 24[1].

Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu’une tête assez folle, dont vous aurez entendu parler, sous le nom de roi de Prusse, apprenant que les États de son allié l’empereur étaient ruinés par la reine de Hongrie, a volé à son secours ; qu’il a joint ses troupes à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en basse Autriche ; et qu’il a si bien réussi qu’il s’attend dans peu à combattre les principales forces de la reine de Hongrie, pour le service de son allié.

Voilà de la générosité, diriez-vous, voilà de l’héroïsme ; cependant, cher Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C’est la même femme qu’on fait voir d’abord en cornette de nuit, et ensuite avec son fard et ses pompons[2].

De combien de différentes façons n’envisage-t-on pas les objets ! Combien les jugements ne varient-ils point ! Les hommes condamnent le soir ce qu’ils ont approuvé le matin. Ce même soleil, qui leur plaisait à son aurore, les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations établies, effacées, et rétablies pourtant ; et nous sommes assez insensés de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation Est-il possible qu’on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie, depuis le temps qu’elle est connue ?

Je ne vous écris point de vers, parce que je n’ai pas le temps de toiser des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l’Histoire de Louis XIV ; je vous menace de l’excommunication du Parnasse, si vous n’achevez pas cet ouvrage.

Adieu, cher Voltaire ; aimez un peu, je vous prie, ce transfuge d’Apollon, qui s’est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un jour servir sous ses vieux drapeaux. Je suis toujours votre admirateur et ami,

Fédéric.

  1. Ce n’est pas saint Matthieu, c’est saint Paul, qui, dans sa première aux Corinthiens, chap. vi, verset 9, dit Iniqui regnum Dei non possidebunt.
  2. C’est ainsi qu’on lit dans les éditions de Kehl des Œuvres de Voltaire, et dans les éditions de Berlin, Liège et Londres, des Œuvres de Frédéric. Beuchot avait mis « C’est la même femme qu’on représente premièrement en cornette de nuit, lorsqu’elle se dépouille de ses charmes, et ensuite avec son fard, ses dents, et ses pompons. »