Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1536

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 166-167).
1536. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Bruxelles, ce 2 octobre.

Vous laissez reposer la foudre et les trompettes ;
Et, sans plus étaler ces raisons du plus fort,
Dans vos fiers arsenaux, magasins de la mort,
De vingt mille canons les bouches sont muettes.
J’aime mieux des soupers, des opéras nouveaux,
Des passe-pieds français, des fredons italiques,
Que tous ces bataillons d’assassins héroïques,
Gens sans esprit et fort brutaux.
Quand verrai-je élever, par vos mains triomphantes,
Du palais des Plaisirs les colonnes brillantes ?
Quand verrai-je à Charlottenbourg
Du docte Polignac[1] les marbres respectables,
Des antiques Romains ces monuments durables,
Accourir à votre ordre, embellir votre cour ?
Tous ces bustes fameux semblent déjà vous dire :
Que faisions-nous à Rome, au milieu des débris
Et des beaux-arts et de l’empire,
Parmi ces capuchons blancs, noirs, minimes, gris,
Arlequins en soutane, et courtisans en mitre,
D’homme et de citoyen abjurant le vain titre,
Portant au Capitole, au temple des guerriers,
Pour aigle des agnus, des bourdons pour lauriers ?
Ah ! loin des monsignors tremblants dans l’Italie,
Restons dans ce palais, le temple du Génie ;
Chez un roi vraiment roi fixons-nous aujourd’hui ;
Rome n’est que la sainte, et l’autre est avec lui.

Sans doute, sire, que les statues du cardinal de Polignac vous disent souvent de ces choses-là mais j’ai aujourd’hui à faire parler une beauté qui n’est pas de marbre, et qui vaut bien toutes vos statues.


Hier je fus en présence
De deux yeux mouillés de pleurs,
Qui m’expliquaient leurs douleurs
Avec beaucoup d’éloquence.
Ces yeux qui donnent des lois
Aux âmes les plus rebelles
Font briller leurs étincelles

Sur le plus friand minois.
Qui soit aux murs de Bruxelles.

Ces yeux, sire, et ce très-joli visage, appartiennent à Mme  de Walstein, ou Wallenstein, l’une des petites-nièces de ce fameux duc de Walstein que l’empereur Ferdinand[2] fit si promptement tuer, au saut du lit, par quatre honnêtes Irlandais : ce qu’il n’eût pas fait assurément s’il avait pu voir sa petite-nièce.


Je lui demandai pourquoi
Ses beaux yeux versaient des larmes.
Elle, d’un ton plein de charmes,
Dit « C’est la faute du roi. »

— Les rois font de ces fautes-là quelquefois, répondis-je ils ont fait pleurer de beaux yeux, sans compter le grand nombre des autres qui ne prétendent pas à la beauté.


Leur tendresse, leur inconstance,
Leur ambition, leurs fureurs,
Ont fait souvent verser des pleurs
En Allemagne comme en France.

Enfin j’appris que la cause de sa douleur vient de ce que le comte de Furstemberg est pour six mois les bras croisés, par l’ordre de Votre Majesté, dans le château de Wesel. Elle me demanda ce qu’il fallait qu’elle fît pour le tirer de là. Je lui dis qu’il y avait deux manières la première, d’avoir une armée de cent mille hommes, et d’assiéger Wesel, la seconde, de se faire présenter à Votre Majesté, et que cette façon-là était incomparablement la plus sûre.


Alors j’aperçus dans les airs
Ce premier roi de l’univers,
L’Amour, qui de Walstein vous portait la demande,
Et qui disait ces mots, que l’on doit retenir :
Alors qu’une belle commande,
Les autres souverains doivent tous obéir.

  1. Le roi de Prusse avait fait acheter, à Paris, une collection de statues antiques que le cardinal de Polignac avait formée. (K.)
  2. Ferdinand II. — L’assassinat de Wallenstein eut lieu le 15 février 1634 ; voyez les Annales de l’Empire (tome XIII, page 577).