Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1537

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 167-169).

1537. À M. THIERIOT.
À Bruxelles, le 9 octobre.

J’ai reçu votre lettre du 2 d’octobre mais pour celle du 12 septembre, il était fort difficile qu’elle me parvint, attendu que j’étais parti, le 10, d’Aix-la-Chapelle, où elle était adressée. Je n’avais pas besoin assurément d’être excité à prendre vos intérêts auprès d’un prince à qui je les ai toujours osé, et osé seul, représenter : car, quoi que vous en puissiez dire, soyez très-persuadé qu’il n’y a jamais eu que moi seul qui lui ai parlé de votre pension. On ne paye actuellement aucun marchand. Vous savez que les tableaux de Lancret[1] ne sont point payés. Il faudra bien pourtant qu’on s’arrange à la fin, et qu’on acquitte des dettes si pressantes ; alors j’ai tout lieu de croire que vous ne serez point oublié. J’avoue qu’il est très-dur d’attendre. Cet homme-là s’empare d’une province plus vite qu’il ne paye un créancier ; mais comme il ne perd de vue aucun objet, chaque chose aura son temps. Il fait bâtir une salle de spectacle dont l’architecture sera ce qu’il y aura de plus beau dans l’Europe en ce genre. Il y aura une Comédie l’année prochaine. Il fonde une académie, pour l’éducation des jeunes gens, d’une manière bien plus utile que ce qu’il s’était proposé d’abord. Vous voyez que ce serait bien dommage si un prince qui fait de si grandes choses oubliait les petites, qui sont nécessaires ; je dis les petites par rapport à lui, car votre pension est pour moi une très-grande affaire.

Je ne doute pas qu’avant qu’il soit un an je ne réussisse à lui faire agréer M. de La Bruère[2], qui pourra avoir un emploi très-agréable pour un homme de lettres. Ce sera une très-bonne acquisition pour Berlin mais c’est, à mon gré, une perte pour Paris. Je ne connais guère d’esprit plus juste et plus délicat. Il est bien triste qu’avec ses talents il ait besoin de sortir de France.

Vous me dites qu’il est venu d’étranges récits sur le compte du roi de Prusse d’Aix-la-Chapelle, mais que Mme  du Châtelet ni moi nous n’y sommes point mêlés. Cette restriction semble supposer que Mme  du Châtelet était à Aix-la-Chapelle ; c’est un voyage auquel elle n’a pas pensé. Si elle avait eu à le faire, ce n’est pas ce temps-là qu’elle eût pris. Je sais à peu près d’où partent ces discours mais il faut savoir que les faiseurs de tragédies, c’est-à-dire les rois et moi, nous sommes sifflés quelquefois par un parterre qui n’est pas trop bon juge. Les auteurs en sont fâchés, de ces sifflets, mais les rois s’en moquent, et vont leur train.

Songez à votre santé, et puissiez-vous avoir incessamment une bonne pension assignée sur la Silésie, laquelle vaut par an à son vainqueur quatre millions sept cent mille écus d’Allemagne, toutes charges faites ! Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez la lettre 1400, de janvier 1741.
  2. L’auteur des opéras intitulés les Voyages de l’Amour, et Dardanus. Voyez la fin de la lettre 592, et la lettre du 8 mai 1744, à Cideville.