Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1579

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 209-212).

1579. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Paris), juin[1].

Grand roi, j’aime fort les héros,
Lorsque leur esprit s’abandonne
Aux doux passe-temps, aux bons mots
Car alors ils sont en repos,
Et ne font de tort à personne.

J’aime César, ce bel esprit,
César dont la main fortunée,
À tous les lauriers destinée,
Agrandit Rome, et lui prescrit
Un autre ciel, une autre année.
J’aime César entre les bras
De la maîtresse qui lui cède ;
Je ris et ne me fâche pas
De le voir, jeune et plein d’appas,
Dessus et dessous Nicomède.
Je l’admire plus que Caton,
Car il est tendre et magnanime,
Éloquent comme Cicéron,
Et tantôt gai, tantôt sublime,
Comme un roi dont je tais le nom.
Mais je perds un peu de l’estime
Quand il passe le Rubicon,
Et je pleure quand ce grand homme,
Bon poëte et bon orateur,
Ayant tant combattu pour Rome,
Combat Rome pour son malheur.

Vous êtes plus heureux, sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrivez comme lui des commentaires ; vous aimez comme lui la société ; vous en faites le charme ; vous m’envoyez des vers bien jolis, et une préface[2] digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n’y puis plus tenir le côté de votre aimant m’attire trop fort, tandis que le côté de l’aimant de la France me repousse. S’il avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivit, et qui parlât comme vous, il faudrait s’embarquer et aller à ses pieds. Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.

Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l’esprit de la morale pour l’esprit de conquête. Qu’avez-vous donc à vous reprocher ? N’aviez-vous pas des droits très-réels sur la Silésie[3], du moins sur la plus grande partie ; et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez ? Je n’en dirai pas davantage mais sur tous les articles je trouve Votre Majesté trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. Votre Majesté est avec moi une coquette bien séduisante ; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d’envie d’avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros[4] ? il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre ici, on ne badine point, et s’il tonne, c’est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant, et poli. Ô qu’il fera regretter ce bon homme ! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi ! Le choix que Sa Majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation ; tous nos autres ministres sont aimés ; le roi l’est ; il s’applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme[5] du monde. Il n’y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de Paris ; il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres ; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet ; il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu’ambitieux. Le premier bénéfice qu’il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vingt mille livres de rente ; le premier appartement qu’il a eu, à Paris, est celui de la reine, et tout le monde s’attend à voir, au premier jour, sa tête, que Votre Majesté appelle si bien une tête d’âne, ornée d’une calotte rouge apportée de Rome[6].

Il est vrai que ce n’est pas lui qui a fait Marie Alacoque[7] ; mais, sire, il n’est pas vrai non plus que j’aie écrit à l’auteur de Marie Alacoque la lettre qu’on s’est plu à faire courir sous mon nom. Je n’en ai écrit qu’une[8] a à l’évéque de Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très-vivement et très-inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions. Je ne fléchis point le genou devant Baal ; et autant que je respecte mon roi, autant je méprise ceux qui, à l’ombre de son autorité, abusent de leur place, et qui ne sont grands que pour faire du mal.

Vous seul, sire, me consolez de tout ce que je vois ; et quand je suis prêt à pleurer sur la décadence des arts, je me dis Il y a dans l’Europe un monarque qui les aime, qui les cultive, et qui est la gloire de son siècle ; je me dis enfin : Je le verrai bientôt, ce monarque charmant, ce roi homme, ce Chaulieu couronné, ce Tacite, ce Xénophon ; oui, je veux partir ; Mme  du Châtelet ne pourra m’en empêcher ; je quitterai Minerve pour Apollon. Vous êtes, sire, ma plus grande passion, et il faut bien se contenter dans la vie.

Rien de plus inutile que mon très-profond respect, etc.

  1. Cette lettre est la réponse à la lettre précédente.
  2. 1. L’avant-propos des Mémoires du roi de Prusse. Voyez la lettre précédente.
  3. Voltaire parle différemment de l’expédition de Silésie, dans ses Mémoires.
  4. Voltaire allait partir, chargé d’une mission diplomatique auprès de Frédéric. Il s’agissait de ramener le roi de Prusse à la France. On fit courir le bruit que le poëte s’éloignait pour échapper aux persécutions de Boyer. (G. A.)
  5. La marquise de La Tournelle, créée duchesse de Châteauroux en mars 1774. Elle venait de succéder à la comtesse de Mailly, sa sœur aînée.
  6. Si Voltaire, pour aller en mission à Berlin, prenait le masque d’un persécuté, et si, tout à son rôle, il ne cessait d’insulter son persécuteur l’évêque de Mirepoix, Frédéric, lui, profita de ces injures de convention pour fermer toute retraite au poëte-diplomate et le conquérir à jamais par trahison. « Voici un morceau d’une lettre de Voltaire, écrivait Frédéric à un de ses familiers alors à Paris, que je vous prie de faire tenir à l’évêque de Mirepoix par un canal détourné… Mon intention est de brouiller Voltaire si bien en France qu’il ne lui reste de parti à prendre que celui de venir chez moi. » (G. A.)
  7. Voyez tome XVII, page 7.
  8. La lettre 1562.