Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1649

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 290-292).
1649. — À M. DE CIDEVILLE.
À Cirey, le 8 mai.

Mon cher ami, vous m’avez envoyé le plus joli journal qu’on ait jamais fait. Pardonnez si je réponds en prose à des vers si aimables ; je ne pourrais pas même vous payer en vers, je suis d’ailleurs presque glacé par mon ouvrage pour la cour. Je me représente un dauphin et une dauphine ayant tout autre chose à faire qu’à écouter ma rapsodie. Comment les amuser ? comment les faire rire ? Moi, travailler pour la cour ! J’ai peur de ne faire que des sottises. On ne réussit bien que dans des sujets qu’on a choisis avec complaisance.

· · · · · · · · · · · · · · · Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo.

(Hor., de Art. poet., v.40)

Molière et tous ceux qui ont travaillé de commande y ont échoué. J’espérais plus de l’opéra de Prométhée[1], parce que je l’ai fait pour moi. M. de Richelieu l’a donné à mettre en musique à Royer, et le destine pour une des secondes fêtes qu’il veut donner. Or je veux sur cela, mon cher ami, vous supplier de faire une petite négociation. J’avais, il y a quelques mois, confié ce Prométhée à Mme Dupin[2], qui voulait s’en amuser et l’orner de quelques croches, avec M. de Franqueville[3] et Jéliotte. Je crois qu’elle ne me saura pas mauvais gré si M. de Richelieu y fait travailler Royer ; c’est un arrangement que je n’ai ni pu ni dû empêcher.

Je vous supplie d’en dire un petit mot à la déesse de la beauté et de la musique, avec votre sagesse ordinaire.

Mais, s’il vous plaît, que faites-vous à Paris cet été ? Seriez-vous assez philosophe et assez ami pour passer quelques jours à Cirey ? Vous y trouveriez deux personnes qui vous feraient peut-être supporter la solitude. Quand vous aurez vu et revu Dardanus[4] et l’École des Mères[5], venez ici dans l’école de l’amitié.

Cette duchesse de Luxembourg[6], dont le nom de baptême est belle et bonne, avait quelque velléité de venir voir comment on vit entre deux montagnes, dans une petite maison ornée de porcelaines et de magots. Affermissez-la dans ses louable intentions, et soyez le digne écuyer de votre adorable gouvernante[7].

Je vous embrasse tendrement, mon cher et ancien ami,
nostrorum operism candide judex.

(HOR., lib. I, ep. iv, v. 1.)

  1. Pandore.
  2. Cette dame, nommée dans la lettre du 31 octobre 1738, à Thieriot, était bâtarde de Samuel Bernard et d’une dame de Fontaine, selon J.-J. Rousseau, qui commença à la connaître en 1742, et qui parle d’elle dans ses Confessions, partie II, livre vii. Elle devint veuve, en 1769, du fermier général Claude Dupin, et elle avait environ cent ans, comme son ancien ami Fontenelle, quand elle mourut en 1800. L’élite des gens de lettres et des savants, c’est-à-dire Fontenelle, Buffon, Voltaire, Bernis, Marivaux, Mairan, se réunissait chez cette dame, qui a aussi composé quelques petits ouvrages. (Cl.) — L’abbé d’Arty, dont Voltaire et J.-J. Rousseau ont composé les Discours, était le neveu de Mme Dupin ; voyez, tome XXIII, page 313, le Panégyrique de saint Louis.
  3. On doit sans doute lire Francueil, au lieu de Franqueville. M. de Francueil, que J.-J. Rousseau cite aussi dans ses Confessions, était le fils de M. Dupin, mais d’un premier mariage. Il savait fort bien la musique, et ce fut lui qui, en 1752, fit un récitatif pour le Devin du village, avec Jéliotte, célèbre haute-contre a l’Opéra. (Cl.) Jeliotte est nommé dans la lettre 348.
  4. Opéra de La Bruère et de Rameau.
  5. Comédie de La Chaussée, représentée, pour la première fois, le 27 avril 1744.
  6. Marie-Sophie Colbert-Seignelai, mariée, en 1724, au duc de Luxembourg, moréchal de France en 1757. Elle mourut le 29 octobre 1747.
  7. Le duc de Luxembourg, né en 1702, était gouverneur de Normandie depuis 1726.