Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1650

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 292-293).

1650. À M. THIERIOT.
À Cirey, le 8 mai.

Je bénis Dieu et le roi de Prusse de ce qu’enfin vous allez être du nombre des élus de ce monde, et qu’on songe à vous payer ; mais permettez-moi de réserver mon Te Deum pour le jour où vous aurez touché votre argent. Cette petite somme payée à la fois vous mettrait fort à l’aise, et votre philosophie s’en trouvera très-bien. Je vous assure que c’est un des plus grands plaisirs que le roi de Prusse pût me faire. Il m’écrit toujours des lettres charmantes ; mais la lettre de change qu’il doit vous envoyer me paraîtra un chef-d’œuvre.

J’ai lu les extraits de Cicéron[1], que j’ai trouvés très-élégamment traduits. Je ne sais si ces Pensées détachées feront une grande fortune ce sont des choses sages, mais elles sont devenues lieux communs, et elles n’ont pas cette précision et ce brillant qui sont nécessaires pour faire retenir les maximes. Cicéron était diffus, et il devait l’être parce qu’il parlait à la multitude. On ne peut pas d’un orateur, avocat de Rome, faire un La Rochefoucauld. Il faut dans les pensées détachées plus de sel, plus de figures, plus de laconisme. Il me paraît que Cicéron n’est pas là à sa place.

On m’a mandé que l’Ecole des Mères[2] est tombée à la seconde et à la troisième représentation. Il n’y a guère d’ouvrage dont on m’ait dit plus de mal ; mais je me défie toujours des jugements précipités. Une pièce de théâtre n’est jamais bien jugée qu’avec le temps.

Je n’ai point lu et je ne veux point lire l’ouvrage contre M. de Maupertuis ; c’est un grand mathématicien et un grand génie. Qu’a-t-on à lui reprocher ? Laissons là toutes ces brochures ridicules je n’ai le temps que de lire de bons livres ; je lirai sûrement celui de l’abbé Prévost. Je n’ai pu lire qu’à Cirey sa traduction libre, et très-libre, de la Vie de Cicéron[3] ; elle m’a fait un très-grand plaisir. Je fais venir les Lettres à Brutus, et surtout celles de Brutus, qui me paraissent bien plus nerveuses que celles de Marc-Tulle.

Bonsoir ; écrivez à votre ancien ami, qui vous aime toujours.

  1. C’étaient les Pensées de Cicéron, traduites, par d’Olivet, pour servir à l’éducation de la jeunesse. Paris, 1744, in-12.
  2. Par M. de La Chaussée.
  3. L’original anglais, de Middleton, parut en 1741, sous le titre de Life of Cicero. Ce fut en 1744 que l’abbé Prevost publia sa traduction des Lettres de Cicéron à Brutus. avec des notes de Middleton.