Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1846

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Correspondance de Voltaire/1746
Correspondance : année 1746GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 467-469).

1846. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Paris, 22 septembre.

Sire, votre personne me sera toujours chère, comme votre nom sera toujours respectable à vos ennemis mêmes, et glorieux dans la postérité. Le sieur Thieriot m’apprit, il y a quelques mois, que vous aviez perdu, dans le tumulte d’une de vos victoires[1], ce commencement de l’Histoire de Louis XIV que j’avais eu l’honneur de remettre entre les mains de Votre Majesté. J’envoyai, quelques jours après, à Cirey chercher le manuscrit original sur lequel je fis faire une nouvelle copie. M. de Maupertuis partit de Paris avant que cette copie fût prête, sans quoi je l’en aurais chargé ; il me dit l’étrange raison alléguée par le sieur Thieriot à Votre Majesté même, par laquelle ledit Thieriot s’excusait de faire cet envoi. C’est ce qui m’a déterminé à presser les copistes, et à leur faire quitter tout autre ouvrage. J’ai donc porté l’Histoire de Louis XIV chez le correspondant du sieur Jordan, et Votre Majesté la recevra probablement avec cette lettre.

Si vous aviez, sire, daigné vous adresser à moi, vos ordres n’en auraient pas été, à la vérité, exécutés plus tôt, puisqu’il a fallu le temps d’envoyer à Cirey ; mais vous m’auriez donné une marque de confiance et de bonté que j’étais en droit d’attendre. Car, quoique ma destinée m’ait forcé de vivre loin de votre cour, elle n’a pu assurément rien diminuer des sentiments qui m’attacheront à vous jusqu’au dernier jour de ma vie.

Non-seulement je vous envoie, sire, cette Histoire ; mais je ferai tenir aussi à Votre Majesté la tragédie de Sémiramis, que j’avais faite pour la dauphine, qui nous a été enlevée[2]. Je n’ai pu vous donner la Pucelle[3] ; il faudrait pour cela user de violence, et la violence n’est bonne qu’avec les pandours et les housards. C’est malgré moi que je ne remets pas entre vos mains tout ce que j’ai pu jamais faire ; il est juste que l’homme de la terre le plus capable d’en juger en soit le possesseur. Je ne crois pas que dorénavant ma santé me permette de travailler beaucoup ; je suis tombé enfin dans un état auquel je ne crois pas qu’il y ait de ressource. J’attends la mort patiemment, et si Votre Majesté veut le permettre, j’aurai soin que tous mes manuscrits vous soient fidèlement remis après ma mort, et Votre Majesté en disposera comme elle voudra. C’est déjà pour moi une idée bien consolante de penser que tout ce qui m’a occupé pendant ma vie ne passera que dans les mains du grand Frédéric.

Je sais que Votre Majesté a ordonné au sieur Thieriot de lui envoyer toutes les éditions qu’il aura pu recouvrer mais elles sont toutes si informes et si fautives qu’il n’y en a aucune que je puisse adopter. Celle des Ledet est une des plus mauvaises et surtout leur sixième volume[4] serait punissable si on savait en Hollande punir la licence des libraires.

Votre Majesté ne sera peut-être pas fâchée d’apprendre que les armes du roi mon maître, et ses succès en Flandre, ont prévenu de nouvelles prévarications de la part des libraires hollandais. Un secrétaire[5], que malheureusement Mme du Châtelet m’avait donné elle-même, avait pris la peine de transcrire, à Bruxelles, plusieurs de mes lettres et de celles de Mme du Châtelet, plusieurs même de Votre Majesté, et les avait mises en dépôt chez une marchande de Bruxelles, nommée Desvignes, qui demeure à l’enseigne du Ruban-Bleu. Cette femme en avait vendu une partie aux Ledet, qui les ont imprimées dans leur sixième volume ; et elle était en marché du reste, lorsque le roi mon maître prit Bruxelles[6]. Nous nous adressâmes sur-le-champ à M. de Séchelles[7], nommé intendant des pays conquis. Il fit une descente chez la Desvignes, se saisit des papiers, et les renvoya à Mme la marquise du Châtelet.

Au reste, sire, Mme du Châtelet et moi nous sommes toujours pénétrés de la même vénération pour Votre Majesté, et elle vous donne sans difficulté la préférence sur toutes les monades de Leibnitz. Tout sert à la faire souvenir de vous ; votre portrait, qui est dans sa chambre, à la droite de Louis XIV ; vos médailles, qui sont entre celles de Newton et de Marlborough ; votre couvert, avec lequel elle mange souvent ; enfin votre réputation, qui est présente partout et à tous les moments.

Pour moi, sire, je n’ai d’autre regret dans ce monde que celui de ne plus voir le grand homme qui en est l’ornement. J’achève paisiblement ma carrière, et je la finirai en vous protestant que j’aurai toujours vécu avec le plus véritable attachement et le plus profond respect, etc.

  1. La bataille de Sorr ; voyez tome XI, pages i et ix.
  2. Le 22 juillet 1746.
  3. Le roi en avait depuis longtemps six chants ; voyez la lettre 1611.
  4. Ce sixième volume, daté de 1745, et donné comme suite à l’édition de 1738-1739, quatre volumes, contient des lettres de Frédéric à Voltaire, et de ce dernier à Frédéric.
  5. Longchamp, qui fut au service de Voltaire de 1746 à 1754, mais qui ne le suivit pas à Berlin en 1750.
  6. Bruxelles avait été pris par les Français en février 1746.
  7. Voyez la note, page 55.