Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1992

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 39-42).

1992. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
À Lunéville, ce 14 août.

Nous l’attendons avec impatience, ce présent dont mon illustre confrère nous veut bien flatter ; ce livre[1] qu’il faudra réimprimer tous les ans, celui de tous les livres où l’on a dit le plus de choses en moins de paroles, qui soulage la mémoire, qui éclaire l’esprit, où tout est peint d’un trait, et d’un trait profond, plein de recherches singulières, de vérités utiles, de réflexions qui en font faire, ce livre enfin que j’aime à la folie.

Je vous demande pardon d’avoir oublié mon saint Paul, mais je lui aurais fait la même objection qu’à vous ; et je soupçonne qu’on l’a mal transcrit en cet endroit. C’est ce qu’assurément je ne vérifierai pas. Mais, en attendant que j’aie sur cela une conversation profonde avec mon voisin dom Calmet, j’achèverai, s’il vous plaît, mon Catilina, que j’ai ébauché entièrement en huit jours. Ce tour de force me surprend et m’épouvante encore. Cela est plus incroyable que de l’avoir fait en trente ans[2] On dira que Crébillon a trop tardé, et que je me suis trop pressé ; on dira tout ce qu’on voudra. Les plus grands ouvrages ne sont, chez les Français, que l’occasion d’un bon mot. Cinq actes en huit jours, cela est très-ridicule, je le sais bien ; mais si l’on savait ce que peut l’enthousiasme, et avec quelle facilité une tête malheureusement poétique, échauffée par les Calilinaires de Cicéron, et plus encore par l’envie de montrer ce grand homme tel qu’il est pour la liberté, le bien-être de son pays et de sa chère patrie, avec quelle facilité, dis-je, ou plutôt avec quelle fureur une tête ainsi préparée et toute pleine de Rome, idolâtre de son sujet, et dévorée par son génie, peut faire, en quelques jours, ce que, dans d’autres circonstances, elle ne ferait pas en une année ; enfin, si scirent donum Dei[3], on serait moins étonné. Le grand point, c’est que la chose soit bonne ; et il ne suffit pas qu’elle soit bonne, il faut encore qu’elle soit frappée au coin de la vérité, et qu’elle plaise. Vous aimez Brutus, ceci est cent fois plus fort, plus grand, plus rempli d’action, plus terrible, et plus pathétique. Je voudrais que vous eussiez la bonté de vous en faire lire les premières scènes, dont j’ai envoyé la première ébauche à M. d’Argental. Cela n’est pas encore limé ; mais je me flatte que vous y reconnaîtrez Rome, comme je reconnais la France dans votre charmant ouvrage. Vous direz : Voilà le père de la patrie ! voici César, et voilà Caton ! voilà des hommes, et voici des Romains ! Je me meurs d’envie de vous plaire. Lisez ce commencement, je vous en prie, tout informe qu’il est ; et voyez si j’ai vengé Cicéron[4]. Vous me ferez, mon cher confrère, un plaisir extrême de faire savoir à notre confrère l’abbé Le Blanc[5] combien je m’intéresse à lui, et combien je désirais qu’il fût des nôtres. On me fait, je crois, des tracasseries avec ses protecteurs, tandis que je ne suis occupé que des intrigues de Céthégus et de Lentulus.

Voyez les méchantes gens ! et ceux qui ont fait imprimer les Lettres de Rousseau n’ont-ils pas encore fait là une belle action ? On m’impute aussi je ne sais quel livre dont le titre est si long[6] que je ne m’en souviens pas ; mais qu’importe ? pourvu que vous aimiez une tragédie où le génie de Rome s’explique sans déclamation, où la terreur n’est pas fondée sur des aventures romanesques, où l’insipide galanterie ne déshonore point l’art des Sophocle et des Euripide. En voilà trop pour Rome ; je reviens à la France, à votre livre que vous avez la bonté de nous donner. Mme du Châtelet vous en fait les plus tendres remerciements. Vous pouvez l’envoyer à mon adresse à Lunéville, chez M. de La Reynière, qui est le grand-maître de mes postes, et le grand contresigneur de tous mes paquets ; si mieux n’aimez vous servir de M. d’Argenson. Tout comme il vous plaira, mais envoyez-nous nos amours.

Oh ! la paix n’est pas comme vous, monsieur : elle n’a pas l’approbation générale, et, si vous poussiez votre charmant Abrégé de la chronologie jusque-là, vous pourriez dire que Louis XV voulut faire le bonheur du monde, à quelque prix que ce fût, et qu’on ne fut pas content. Pour vous, monsieur, qui me paraissez un des plus heureux hommes de ce monde (en cas que vous digériez), je vous jure que vous méritez bien votre bonheur. Le mien serait de vous plaire. Mon petit Panégyrique[7] est d’un bon citoyen, et c’est déjà une grande avance pour être dans vos bonnes grâces ; je n’ai rien dit qui n’ait été dans mon cœur. Vous m’appelez le poëte de M. de Richelieu, j’ai bien envie d’être le vôtre ; mais je voudrais faire pour vous une épitre aussi bonne que celle[8] que Marmontel a faite pour moi, et cela est difficile.

Permettez-moi, en qualité de votre commis historiographe, de vous dire combien je suis affligé qu’un de nos héros, le prince Edouard, ait essuyé à Paris l’aventure de Charles XII à Bender[9]. Il est vrai qu’il n’a pas armé ses cuisiniers, mais il n’en avait point. Je suis un peu humilié que mes héros aillent aux petites-maisons. Pour M. de Richelieu, il n’ira qu’à celle des Porcherons ; celui-là est très-sage, car il est guédé de gloire et de plaisir, et je crois qu’à soixante ans il y aura encore des femmes à qui il fera donner des coup de pied dans le cul.

Souffrez que je vous prie de me protéger toujours auprès de Mme du Deffant. Elle ne sait pas le cas que je fais d’elle, et que j’ai dans la tête de lui faire ma cour très-assidument, quand je serai à Paris. Je trouve, comme dit Montaigne[10], que ses imaginations élancent les miennes ; et, quand mon feu s’éteindra, j’irai le rallumer au sien.

Bonsoir, monsieur ; je vous aime comme les autres font, mais je vous aime encore à cause de mon siècle. Les siècles produisent en abondance des tyrans tels que les Caligula, les Néron, etc., mais bien rarement des citoyens tels que vous. Conservez-moi vos bontés, qui font le bien de ma vie.

Je vous recommande mon enfant ; Catilina, le traître, est le seul pour lequel je sente mes entrailles s’attendrir.

  1. Le Nouvel Abrégé chronologique de l’Histoire de France, édition de 1749, in-4°, ornée de vignettes historiques. Les éditions antérieures sont de 1744, 1746 et 1747. (Cl.)
  2. Allusion au temps employé par Crébillon à la composition de son Catilina, joué à la fin de 1748.
  3. Jean, iv, 10.
  4. Voyez la lettre 1957.
  5. Voltaire croyait que la protection de la duchesse du Maine vaudrait à l’abbé Le Blanc (voyez tome XXXIV, page 31) une place à l’Académie française (voyez ci-après, page 43) ; mais Le Blanc ne l’a jamais eue.
  6. C’est probablement l’ouvrage intitulé Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française, qui est au tome XXIII, page 327.
  7. Le Panégyrique de Louis XV, tome XXIII, page 263.
  8. Voyez tome XXIII, page 261.
  9. Voyez tome XV, pages 147 et 305-306.
  10. III, vii.