Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2107

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 150-151).
2107. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, ce 7 août.

Mes divins anges ! votre Sans-Souci est donc à Neuilly ? vous avez moins de colonnes de marbre, moins de balustrades de cuivre doré ; votre salon, quelque beau qu’il soit, n’a pas une coupole magnifique ; le roi très-chrétien ne vous a pas envoyé des statues dignes d’Athènes, et vous n’avez pas même encore pu réussir à vous défaire de vos bustes[1]. Avec tout cela, je tiens que Neuilly vaut encore Sans-Souci ; mais je détesterai Neuilly et votre Bois de Boulogne si Mme  d’Argental n’y retrouve pas la santé, si M. de Choiseul ne soupe pas à fond, si monsieur le coadjuteur[2] a mal à la poitrine. Je vous passe à vous une indigestion. Heureux les gens qui ne sont malades que quand ils veulent !

Tout ce que j’apprends des spectacles de Paris fait que je ne regrette que Neuilly et mon petit théâtre. Le mauvais goût a levé l’étendard dans Paris. Vous en avez encore pour quelques années ; c’est une maladie épidémique qui doit avoir son cours, et l’on ne reviendra au bon que quand vous serez fatigués du mauvais. La profusion vous a perdus ; l’excès de l’esprit a égaré, dans presque tous les genres, le talent et le génie ; et la protection donnée à Catilina[3] a achevé de tout perdre. J’avoue que les Prussiens ne font pas de meilleures tragédies que nous ; mais vous aurez bien de la peine à donner pour les couches de madame la daupbine un spectacle aussi noble et aussi galant que celui qu’on prépare à Berlin. Un carrousel composé de quatre quadrilles nombreuses, carthaginoises, persanes, grecques et romaines, conduites par quatre princes qui y mettent l’émulation de la magnificence, le tout à la clarté de vingt mille lampions qui changeront la nuit en jour ; les prix distribués par une belle princesse[4], une foule d’étrangers qui accourent à ce spectacle, tout cela n’est-il pas le temps brillant de Louis XIV qui renaît sur les bords de la Sprée ? Joignez à cela une liberté entière que je goûte ici, les attentions et les bontés inexprimables du vainqueur de la Silésie, qui porte tout son fardeau de roi depuis cinq heures du matin jusqu’à dîner, qui donne absolument le reste de la journée aux belles-lettres, qui daigne travailler avec moi trois heures de suite, qui soumet à la critique son grand génie, et qui est à souper le plus aimable des hommes, le lien et le charme de la société. Après cela, mes anges, rendez-moi justice. Qu’ai-je à regretter que vous seuls ? J’y mets aussi Mme  Denis. Vous seuls êtes pour moi au-dessus de ce que je vois ici. Je ne vous parlerai point aujourd’hui d’Aurèlie, et des éditions de mes œuvres dont on me menace encore de tous côtés. J’apprends du roi de Prusse à corriger mes fautes. Le temps que je ne passe pas auprès de lui, je le mets à travailler sans relâche autant que ma santé le permet. Ô sages habitants de Neuilly, conservez-moi une amitié plus précieuse pour moi que toute la grandeur d’un roi plein de mérite. Mon âme se partage entre vous et Frédéric le Grand.

  1. Il est question de ces bustes dans la lettre du 12 juillet 1740, à d’Argental.
  2. L’abbé de Chauvelin.
  3. Tragédie de Crébillon, qui fut imprimée au Louvre.
  4. La princesse Amélie, sœur de Frédéric.