Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2119

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 163-170).

2119. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Août.

Mon héros, cette lettre partira quand il plaira à Dieu ; mais il faut que je me livre au plaisir de vous dire combien mon cœur vous donne la préférence sur tous les rois de la terre. Je ne vous parlerai, cette fois-ci, ni de l’ancienne Rome, ni de Cicéron, ni de Louis XIV : mais, puisque vous avez daigné entrer avec tant de bonté dans ma situation, je crois remplir un devoir en vous rendant un compte fidèle de tout.

Votre élévation ne vous permet guère d’être instruit de tout ce qu’un homme qui s’est consacré aux lettres a à essuyer en France ; mais vous savez, en général, que j’ai souffert des persécutions de toute espèce. Je fus poursuivi jusque dans la retraite de Cirey, et le théatin Boyer m’obligea, en 1736, de me réfugier en Hollande.

Quel était le prétexte de cette tempête excitée par des prêtres, et à laquelle se prêtait la vieille mie, qu’on appelait le cardinal de Fleury ? C’était la plaisanterie très-innocente du Mondain, l’ouvrage du monde le moins digne d’attirer des persécutions à son auteur. Le garde des sceaux de Chauvelin me poursuivit avec acharnement.

Je pouvais alors trouver auprès du roi de Prusse un asile honorable ; mais j’avais promis à Mme  du Châtelet, votre amie, de ne l’abandonner jamais. Je lui tins parole ; je revins auprès d’elle, et la mort seule nous a séparés. Vos bontés me firent obtenir les places de gentilhomme ordinaire du roi et de son historiographe. Vous savez si j’en conserve une juste reconnaissance. J’aurais voulu passer auprès de vous ma vie, et je vous proteste que, si quelque hasard heureux ou malheureux vous avait fait prendre le parti de passer à Richelieu une partie de l’année, je vous aurais demandé la permission de vous y suivre toujours, et j’aurais voulu cultiver l’esprit de M. le duc de Fronsac[1]. C’était là un de mes châteaux en Espagne ; mais je me suis trouvé à Paris un objet de jalousie pour tous ceux qui se mêlent d’écrire, et un objet de persécution pour les dévots.

Lorsque j’étais à Lunéville, le roi Stanislas s’avisa de composer un assez médiocre ouvrage, intitulé le Philosophe chrétien. Il en fit corriger les fautes de français par son secrétaire Solignac[2], et envoya le manuscrit à la reine sa fille, la priant de lui en dire son avis. Je soupçonne fort celui que la reine consulta ; mais, n’ayant pas de certitude, je me contenterai de vous dire que la reine manda au roi son père que le manuscrit était l’ouvrage d’un athée ; qu’on voyait bien que j’en étais l’auteur ; et que Mme  du Châtelet et moi nous le pervertissions. La reine s’imagina que nous étions les confidents du goût du roi Stanislas pour Mme  de Boufflers ; que nous l’entraînions dans l’irréligion pour lui ôter ses remords. Jugez de là quelles impressions elle a données de moi à monsieur le dauphin et à ses filles. Le théatin Boyer a donné encore de moi à monsieur le dauphin et à madame la dauphine des idées plus funestes.

Je n’avais donc de ressource que dans Mme  de Pompadour ; mais tous les gens de lettres faisaient ce qu’ils pouvaient pour l’éloigner de moi, et le roi ne me témoignait jamais la moindre bonté. Je songeai alors à me faire une espèce de rempart des académies contre les persécutions qu’un homme qui a écrit avec liberté doit toujours craindre en France. Je m’adressai à M. d’Argenson, lorsqu’il eut ce département. Je demandais qu’il fît pour son ancien camarade de collège ce que M. de Maurepas m’avait promis, avant qu’il lui plût de me persécuter : c’était de me faire entrer dans l’Académie des sciences et dans celle des belles-lettres[3], comme associé libre ou surnuméraire, La grâce était petite ; je devais l’attendre de lui, et je ne l’obtins point. Je restai en butte à des ennemis toujours acharnés. La place d’historiographe n’était qu’un vain titre ; je voulus la rendre réelle, en travaillant à l’histoire de la guerre de 1741 ; mais, malgré mes travaux, Moncrif eut ses entrées chez le roi, et moi je ne les eus pas.

Dans ces circonstances, le roi de Prusse, après une correspondance suivie de seize[4] années, m’appelle à sa cour, me presse de le venir voir. Je me rends, j’arrive au milieu des fêtes, des carrousels, et des plaisirs. Je connaissais toute cette cour depuis longtemps[5]. Le roi de Prusse me traite aussi bien qu’on me traitait mal chez moi. Il me promet de me faire passer le reste de ma vie heureusement. Il m’écrit même une lettre[6] que ma nièce a entre les mains, lettre qui lui ferait tort dans la postérité s’il manquait à sa parole. Ma nièce veut bien alors venir passer auprès de moi une partie du temps qui me reste à vivre. Je lui fais assurer une pension de quatre mille livres, payable à Paris, après ma mort, par le roi. Mais, m’apercevant que la vie de Potsdam, qui me plaît beaucoup, désespérerait une femme, je consens à me priver de ma nièce ; je lui laisse à Paris ma maison, ma vaisselle d’argent, mes chevaux ; j’augmente sa fortune.

Il fallait bien que j’acceptasse une pension du roi, parce que les autres en ont, parce que les déplacements coûtent cher ; parce que, lorsque je la rendrai, il y aura beaucoup plus de noblesse à la remettre que de honte à la recevoir, s’il peut être honteux de recevoir une pension d’un grand roi qui en fait à tant de princes.

Au reste, le roi de Prusse m’a tenu parole, et a été même au delà de ce qu’il m’a promis. J’ai eu un petit moment de bouderie, mais l’explication a bientôt tout raccommodé. Je jouis d’une liberté entière, je jouis surtout de mon temps ; je ne suis gêné en rien. Croiriez-vous bien, monseigneur, que les reines[7] m’ont dit de venir dîner ou souper chez elles quand je voudrais, et trouvent encore bon que j’y aille très-rarement ? Les soupers avec le roi sont très-agréables ; je m’y amuse : cela tient l’esprit en haleine. La conversation est souvent très-instructive, et nourrit l’âme. Je m’en dispense quand ma très-mauvaise santé l’ordonne. Si vous voyez milord Maréchal[8], il peut vous dire comment tout cela se passe, et vous avouerez que la vie philosophique de Potsdam est aussi heureuse que singulière. Elle convient surtout à une santé aussi délabrée que la mienne.

Maupertuis est devenu, à la vérité, insociable ; mais Algarotti et d’autres sont des gens de la meilleure compagnie. Que faut-il de plus à mon âge ? et quelle retraite plus honorable et plus douce peut-on imaginer sur la terre ? Elle l’est au point que la considération nécessairement attachée à ceux qui vivent avec le souverain est comptée pour rien dans mon calcul. Je ne fais pas plus de cas des petits honneurs qu’il faut avoir, seulement afin que les sentinelles vous laissent passer. J’abandonnerais volontiers et les clefs d’or, et les croix, et les vingt mille francs que vous me reprochez, pension si rare en France ; j’abandonnerais tout pour avoir l’honneur de vivre avec vous, et pour retrouver ma nièce et mes amis. Il y a vingt ans que je vous ai dit que ma passion était d’achever auprès de vous ma vie.

Mais vous m’avouerez qu’il faut au moins être moralement sûr d’être bien reçu dans sa patrie, pour faire un tel sacrifice. Je n’ai achevé le Siècle de Louis XIV que pour me préparer les voies, en méritant l’estime des honnêtes gens. La matière est si délicate que j’ai cru ne la devoir traiter que de loin. J’ai tâché d’écrire en sage ; je crains que des fous ne me jugent. L’histoire d’ailleurs exige une vérité si libre, qu’un historiographe de France ne peut écrire que hors de France. Au reste, rendez-moi la justice de croire que je n’ai point fait le parallèle de Louis XIV avec un électeur de Brandebourg : ce ne sont pas choses de même genre. Il faut pardonner au roi de Prusse cette petite complaisance pour son grand-père. J’ai corrigé son ouvrage[9] mais je me suis bien donné de garde de lui faire la moindre remontrance sur cet endroit, et d’ailleurs je n’ai pas pu tout corriger.

Il a fait cet ouvrage pour lui, et moi j’ai fait le Siècle de Louis XIV pour la France. Vous me rendez sans doute assez de justice, vous êtes assez au fait de tout pour ne pas trouver mauvais que je ne vienne en France que quand je saurai comment une histoire qui intéresse tous les ordres de l’État, la religion, le gouvernement, aura été reçue. Je vous avais promis, monseigneur, au commencement de ma lettre, de ne vous point parler de Louis XIV ; mais on va toujours un peu plus loin qu’on ne croyait d’abord, quand on ouvre son cœur ; j’abuse à l’excès de votre indulgence. Je vous ai exposé ma situation, mes raisons, ma fortune, et mes désirs. Ces désirs seront toujours de vous faire ma cour, de vivre avec mes amis ; mais, en vérité, serait-il prudent de revenir en France dans les circonstances où je suis, et de quitter une vie honorable et tranquille pour m’exposer à des humiliations et à des orages ?

Vous m’avez fait l’honneur de me mander que le roi et Mme  de Pompadour, qui ne me regardaient pas quand j’étais en France, ont été choqués que j’en fusse sorti. Comment serai-je donc traité si je reviens ? Mme  de Pompadour, en dernier lieu, semblait s’être éloignée de moi. Renoncerai-je à la faveur, à la familiarité d’un des plus grands rois de la terre, d’un homme qui ira à la postérité, pour aller briguer à une toilette un mot que je n’obtiendrai pas ? pour solliciter auprès de M. d’Argenson, dans ma vieillesse, la permission de passer une heure quelquefois aux assemblées de l’Académie des sciences et des inscriptions, après qu’il aurait dû m’offrir lui-même cette consolation ?

Je sais qu’avec un peu de philosophie et une très-mauvaise santé on peut fort bien rester chez soi à Paris ; et c’est le parti que probablement mes maladies et la caducité avancée où je touche me feront prendre. Mais alors quel triste rôle ! quelle condition équivoque ! quelle dépendance de ceux qui pourront me faire sentir que j’ai eu tort de m’en aller, et tort de revenir ! Ma vieillesse ne serait-elle pas empoisonnée et par les gens de lettres et par ceux qui ont donné de moi à monsieur le dauphin des impressions si dangereuses sur mon compte ?

Daignez donc, monseigneur, je vous en conjure, peser toutes ces raisons ; puisque vous conservez pour moi tant de bontés, ayez celle de ne me point exposer. Serait-il mal à propos que vous poussassiez vos bons offices jusqu’à montrer naturellement à Mme  de Pompadour ma situation et mes raisons ? ne pourriez-vous pas lui dire qu’en quittant la France je n’ai fait que me soustraire à la mauvaise volonté des gens qui ne m’aiment pas ? L’ancien évêque de Mirepoix a éclaté contre moi au sujet d’un petit écrit qu’on m’imputait, intitulé la Voix du sage et du peuple ; écrit qui en a fait éclore tant d’autres[10], comme la Voix du pape, la Voix du prêtre, la Voix du laïque, la Voix du capucin, etc.

Celui qu’on m’imputait soutenait les droits du roi ; mais le roi ne se soucie guère qu’on soutienne ses droits ; et ceux qui les usurpent persécutent tant qu’ils peuvent ceux qui les défendent. Mais au moins Mme  de Pompadour et les ministres devraient m’en savoir quelque gré.

Voici enfin, si vous n’êtes pas lassé de mes remontrances, voici, je crois, le point où tout se termine.

Ne pourriez-vous pas avoir la bonté de représenter à Mme  de Pompadour que j’ai précisément les mêmes ennemis qu’elle ? Si elle est piquée de ma désertion, si elle ne me regarde que comme un transfuge, il faut rester où je suis bien ; mais, si elle croit que je puisse être compté parmi ceux qui, dans la littérature, peuvent être de quelque utilité ; si elle souhaite que je revienne, ne pourriez-vous pas lui dire que vous connaissez mon attachement pour elle ; qu’elle seule pourrait me faire quitter le roi de Prusse ; que je n’ai quitté la France que parce que j’y ai été persécuté par ceux qui la haïssent ? Il me semble que de telles insinuations, employées à propos, et avec cet ascendant que votre esprit doit avoir sur le sien, ne seraient pas sans effet ; et si elle ne les goûtait pas, ce serait m’avertir que je dois me tenir auprès du roi de Prusse.

Ce ne sont pas des conditions que je propose, ce sont seulement des essais que je vous supplierais de faire sans vous compromettre, et sans préjudice du voyage que je prétends faire. Je ne suis point un exilé qui demande son rappel, je ne suis point un homme nécessaire qui veut se faire acheter ; je suis votre ancien serviteur, votre attaché, qui désire passionnément de vivre auprès de vous d’une manière convenable et également honorable, pour vous, qui me protégez, et pour moi, qui quitterais une cour où je n’ai besoin de personne, et où je n’ai rien à craindre ni des prêtres ni des ministres. Je ne suis point ici dans l’antichambre d’un secrétaire d’État, mais dans la chambre de son maître.

Je renoncerai à tout, monseigneur, quand il le faudra. Je vous aime, j’aime ma patrie, j’aime les lettres plus que jamais, et je vais vous parler encore de Rome sauvée, malgré mes serments.

J’ai fait à cette Borne tout ce que j’ai pu ; je vous demande en grâce de la protéger, de la faire jouer. Vous avez été le parrain de cet enfant-là, ne l’abandonnez pas. Elle réussira, si elle est bien jouée, autant qu’un ouvrage un peu austère peut réussir chez des Français. Il est bon que vous fassiez voir à Mme  de Pompadour qu’il y a du moins quelque différence entre un ouvrage bien conduit et bien écrit, et la farce allobroge qu’elle a protégée. Enfin, je mets ma destinée entre vos mains. Ma nièce viendra recevoir vos ordres ; elle a avec moi un petit chiffre d’autant plus indéchiffrable qu’il n’a point du tout l’air de mystère. Elle m’instruira avec sûreté de ses volontés. Elle vous fera tenir ce que je pourrai du Siècle de Louis XIV. Je suis enchanté que son caractère ait eu le bonheur de vous plaire. Je la regarde comme ma fille. Ma tendresse pour elle, et mon extrême attachement pour vous, sont les seules raisons qui puissent me rappeler en France. J’aurai sacrifié quelque temps, à la cour d’un grand roi, à la nécessité d’amortir l’envie ; je donnerai le reste à l’amitié, si pourtant ce reste peut encore être quelque chose, si mes maux ne me jettent pas enfin dans un état absolument inutile à la société. Je suis menacé d’une vieillesse bien cruelle, ou d’une mort prompte. En ce cas, je souffrirai mes maux très-patiemment, et je mourrai en vous aimant.

Vivez, monseigneur ; jouissez longtemps de votre réputation, de vos amis, de votre considération personnelle. Soyez père heureux[11] et heureux grand-père. La philosophie et les belles-lettres amuseront les moments que vous ne donnerez pas aux affaires. Vous aurez longtemps des plaisirs, et vous ferez toujours ceux de la société. Vous serez le seul homme de France dont on parlera dans les pays étrangers. Vous avez des égaux dans les places, vous n’en avez point dans l’estime du monde. Vous avez été à la gloire par tous les chemins.

Adieu, monseigneur ; je ne sais si je vaux Saint-Évremont ; mais quel plaisant héros[12] que son comte de Gramont ! et que sont les d’Épernon et les Caudale au prix de vous ! Adieu, mon héros, pour qui je suis pénétré de la plus vive tendresse.

P. S. Je n’ai point à Potsdam les rogatons de La Mettrie ; j’aurai l’honneur de vous les envoyer avec l’Histoire de Brandebourg, non pas celle qui est imprimée en Hollande, et où il manque la vie du feu roi, mais celle que le roi m’a donnée, et dont je crois qu’il n’y a plus d’exemplaires. Je vous demanderai le secret sur ce petit envoi. Le volume est trop gros pour en charger le courrier. Cela vaut un peu mieux que les folies incohérentes de La Mettrie. Au reste, il demande s’il peut revenir en France, s’il peut y passer une année sans être recherché. Il prétend que quand on y a passé une année, on peut y rester toute sa vie. Je vous supplie, monseigneur, de vouloir bien me mander si le vin de Hongrie se gâte sur mer ; s’il ne se gâte pas, La Mettrie partira ; s’il se gâte, La Mettrie restera. Il ne vous en coûtera qu’un mot pour décider de sa fortune.

Pardon de ce volume dont je vous ennuie ; que ne puis-je vous ennuyer tête à tête, et vous dire combien je vous suis attaché !

  1. Louis-Antoine-Sophie de Vignerod Duplessis-Richelieu, duc de Fronsac, fils unique du duc, depuis maréchal de Richelieu, né le 4 février 1736, marié le 25 février 1764 à Adélaide-Gabrielle de Hautefort, mort en 1791. Il était père du duc de Richelieu qui a été ministre de Louis XVIII C’est le duc de Fronsac qui est le héros d’un épisode d’une satire de Gilbert ; voyez aussi page 169.
  2. P.-Jos. de la Pimpie, chevalier de Solignac, né à Montpellier en 1687, mort à Nancy en février 1773.
  3. Maurepas et Boyer étaient membres de ces deux académies, où Voltaire ne fut jamais admis.
  4. Lisez quatorze.
  5. Voltaire était allé à Berlin en 1740 et en 1743.
  6. Celle du 23 août 1750.
  7. La mère et la femme de Frédéric ; voyez la note, tome XXXVI, page 105.
  8. Le maréchal Keith.
  9. Les Mémoires pour servir à l’Histoire de Brandebourg.
  10. Voyez la note, tome XXIII, page 466.
  11. Le duc de Fronsac, qui détestait son père, ne rougissait pas d’en parler avec mépris, Louis XV lui en ayant demandé un jour des nouvelles, pendant la maladie pour la guérison de laquelle on l’enveloppa d’une peau de veau fraîche, le duc de Fronsac répondit : « Hélas ! sire, mon père n’est plus qu’un vieux bouquin relié en veau et dore sur tranche. »
  12. Saint-Évremond dit, dans une de ses lettres au comte Philibert de Gramont, mort au commencement de 1707 : « Jusqu’ici vous avez été mon héros, et moi votre philosophe… »