Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2123

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 173-174).

2123. — À MADAME DENIS.
Berlin, le 12 septembre.

Qui donc peut vous dire que Berlin est ce qu’était Paris du temps de Hugues Capet ? Je vous prie seulement, ma chère enfant, d’aller voir votre ancienne paroisse, l’église de Saint-Barthélémy, où vous n’avez, je crois, jamais été. C’était là le palais de ce Hugues. Le portail subsiste encore dans toute sa barbarie. Venez, après cela, voir la salle d’Opéra de Berlin.

Je voudrais que vous eussiez été au carrousel dont je vous ai déjà dit un petit mot ; remarquez en passant qu’on ne donne plus de carrousels à présent ailleurs qu’ici. Si vous aviez vu le prince royal de Prusse, avec sa mine noble et douce, habillé en consul romain, couper des têtes de Maures, et enfiler des bagues, vous l’auriez pris pour le jeune Scipion. Il est sûr que les peintres qui s’avisent de peindre la continence de Scipion ne le prendront pas pour modèle ; vous l’auriez peut-être prié de vous faire violence, si vous l’aviez vu dans ce bel équipage. Nous avons eu deux fois ce carrousel, une aux flambeaux, et l’autre en plein jour ; ensuite nous avons joué Rome sauvée sur un petit théâtre assez joli que j’ai fait construire dans l’antichambre de la princesse Amélie. Moi, qui vous parle, j’ai joué Cicéron. J’aurais bien voulu que le marquis d’Adhémar eût été là en César, et que M. de Thibouville eût joué son rôle de Catilina ; mais ou ne peut pas avoir tout.

Nous avons eu l’opéra d’Iphigénie en Aulide. Quinault n’a plus à se plaindre[1] ; Racine a été encore plus maltraité que lui. Je vous avouerai, si vous voulez, que les vers des opéras qu’on donne ici sont dignes du temps de Hugues Capet ; mais, en vérité, Berlin est un petit Paris. Il y a de la médisance, de la tracasserie, des jalousies de femmes, des jalousies d’auteurs, et jusqu’à des brochures. J’attends avec impatience ce que vous et Versailles vous déciderez sur ma destinée, et ce que vous direz de la lettre[2] du roi de Prusse.

J’ai écrit à notre cher d’Argental. J’ai dit à Algarotti que nous avions lu ensemble, à Paris, son Congresso di Citera ; il en est flatté. Vous savez que les Italiens ont été les premiers maîtres en amour, quand ils ont fait revivre les beaux-arts ; mais nous le leur avons bien rendu. Adieu ; je n’ai pas un moment, et je vous embrasse en courant.

  1. Allusion à l’opéra de Phaéton refait par Villati.
  2. Du 23 août 1750.