Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2405

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 462-464).

2405. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 5 août.

Mon cher ange, voilà donc le pays de Foix[1] et le voisinage des Pyrénées sous votre gouvernement ! Tirez-vous-en comme vous pourrez, messieurs, puisque vous l’avez voulu, et que vous avez jugé qu’on pouvait faire la guerre avec quelque avantage. Pour moi, je ressemble à ces vieux rois presque détrônés, qui n’osent plus paraître à la tête de leurs armées.

J’avais seulement envoyé quelques troupes auxiliaires au général Thibouville, comme, par exemple, ces quatre vers-ci, que dit Amélie au quatrième acte :


Ah ! je quittais des lieux que vous n’habitiez pas.
Dans quelque asile affreux que mon destin m’entraîne,
Vamir, j’y porterai mon amour et ma haine ;
Je vous adorerai dans le fond des déserts,
Dans l’horreur des combats, dans la honte des fers,
Dans la mort que j’attends de votre seule absence.

VAMIR

C’en est trop ; vos douleurs épuisent ma constance, etc.

(Scène i.)

Nous avons ôté aussi les mines qu’on pouvait à toute force faire jouer sous Charles VII, et qui ne laisseraient pas d’effaroucher les savants, sous Dagobert et Thierry de Chelles[2]. Il y a, à la place de ces fougasses :


Vous sortez d’un combat, un autre vous appelle ;
Ayez la même audace avec le même zèle ;
Imitez votre maître, etc.

(Acte V, scène i.)

Pour les parents d’Amélie, et l’extrait baptistaire de Lisois, mes chers anges, je n’ai pu les trouver. On ne connaît personne de ces temps-là. Je ne puis faire une généalogie à la Moréri. N’est-ce pas assez qu’on dise qu’Amélie est d’une race qui a rendu des services à l’État ? Ceci est une pièce de caractères, et non une tragédie historique. Si les caractères sont bien peints, s’ils sont bien rendus par les acteurs, vous pourrez vous tirer d’affaire.

Il n’est point du tout décidé que l’auteur[3] de Childéric vienne lire au roi de Prusse ses ouvrages immortels ; mais, en cas qu’il vienne apporter à Potsdam les lauriers dont il est couvert et les grâces dont il est orné ; et en cas que la place de gazetier des chauffoirs, des cafés, et des boutiques de libraires, soit vacante, voici un petit mot[4] pour le chevalier de Mouhy, que je vous prie de lui faire remettre. Vous ne doutez pas d’ailleurs que je ne sois très-empressé à lui rendre service. Des postes de cette importance sont capables de diviser une cour, et je me suis fait un violent ennemi de ce philosophe modéré Maupertuis, pour une place inutile d’associé à l’Académie de Berlin, donnée malgré lui par le roi à l’abbé Raynal. Vous jugez bien que de si grands coups de politique ne se pardonnent jamais, et que des dégoûts si horribles laissent dans le cœur un poison mortel, surtout dans un cœur prétendu philosophe.

Voici un petit mémoire[5] pour M. Secousse. Je vous prie, vous ou ma nièce, de le lui faire parvenir le plus tôt que vous pourrez. Il faut que M. Secousse me dise tout ce qu’il sait. J’ai bien plus d’obligation à M. le maréchal de Noailles que je n’espérais. M. le maréchal de Belle-Isle me promet aussi des secours ; mais probablement ils ne pourront venir qu’après la nouvelle édition à laquelle je fais travailler, sans relâche, à Leipsick. Je suis toujours émerveillé des progrès que notre langue a faits dans les pays étrangers : on est en France de quelque côté que l’on se tourne. Vous avez acquis, messieurs, la monarchie universelle qu’on reprochait à Louis XIV, et qu’il était bien loin d’avoir. Tâchez donc de ne point avoir des sifflets universels pour vos querelles[6] ridicules, qui vous couvrent de plus de honte aux yeux de tous vos voisins que les chefs-d’œuvre du temps de Louis XIV ne vous ont acquis de gloire. Ô Athéniens ! on vous lit, et on se moque de vous !

Mes anges, je me mets toujours à l’ombre de vos ailes.

  1. Allusion à la tragédie d’Amélie, ou le Duc de Foix, jouée le 17 août 1752.
  2. Dagobert III régnait, en 711-715 ; Thierry IV, dit de Chelles, de 720 à 737 ; Charles VII, de 1422 à 1461. La poudre à canon avait été découverte au xiiie siècle par R. Bacon ; mais Voltaire (voyez tome XII, page 19) remarque que l’art de l’employer resta dans son enfance jusqu’aux temps de Charles VIII. (B.)
  3. Pierre de Morand, correspondant littéraire du roi de Prusse, né en 1701 ou 1710, mort le 3 août 1757 ; il avait, en 1751, donné son Théâtre et Œuvres, trois volumes in-12.
  4. On n’a rien imprimé de la correspondance de Voltaire avec Mouhy, qui commença en septembre 1736.
  5. Voltaire demandait à Secousse des renseignements sur le mariage secret de Bossuet. Voyez cet article dans le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV. Denis-François Secousse, né en 1691, mourut à Paris, sa ville natale, en 1754.
  6. Relatives aux billets de confession.